Biographie Bordeleau Donat



Biographie Bordeleau Donat

Que la lecture de ce texte ravive

la mémoire des souvenirs heureux !

 

 

 

 

Donat

 

     Fils d'Arthur Bordeleau et de Dalila Lefebvre, Donat est né à Saint-Adelphe le... janvier 1908 et baptisé le même jour dans l'Église catholique. Il fait ses études primaires de 1914 à 1920 à l’école du rang St-Pie située à deux pas de sa maison natale; l'école sera vendue 260 $ à Jean-Marie Boisvert de Montréal en 1962 et démolie pour la récupération du bois de construction. Donat reçoit la Confirmation le 18 septembre 1916 à St-Adelphe et obtient un Certificat d’instruction religieuse le 3 avril 1919. Il poursuit ses études secondaires en 1921 et en 1922 à l’Institut des Frères de St-Gabriel, à St-Stanislas. 

  

     Donat grandit sur la ferme de ses parents Arthur et Dalila, en compagnie de ses deux frères Léonce et Émile ainsi que de ses quatre sœurs Cécile-Laetitia, Éva-Yvonne, Eugénie et Jeanne. Léonce quitte la ferme lors de son mariage en 1924. Cécile-Laetitia et Éva-Yvonne entrent dans la Congrégation des Sœurs Dominicaines de la Trinité en 1927 et en 1929 respectivement. Émile se marie avec Geneviève en 1929 et le couple s'installe sur la ferme. C'est le début d'une cohabitation…

 

     Donat est un gaillard de vingt-deux ans et sa sœur Jeanne jouit de ses seize ans, lorsque Geneviève donne le jour à son premier enfant. C'est le début d'une troisième génération à vivre sous le même toit. Ce nouveau-né vaut à Jeanne et à ses sœurs d'être « tantes » une quatrième fois, les trois autres venant des trois premiers enfants de leur frère Léonce. Cependant, ces derniers ne vivent pas sur la ferme d'Arthur et de Dalila. D'autres nouveaux-nés feront la joie de tous... Eugénie et Jeanne sont ravies de voir grandir sur la ferme les premiers des onze enfants qu'auront Émile et Geneviève; le même nombre d'enfants qu'aura leur frère Léonce... Eugénie se verra décerner le titre de « tante » quarante-sept fois dans sa vie, en plus du titre de « maman » en dix occasions. Quant à Jeanne, le titre de « tante » lui sera attribué quarante-huit fois, et celui de « maman » en neuf occasions. 

 

 

 

Aurore

 

     Fille de Jules Roberge et de Rose-Anna Jacob, Aurore est née à Saint-Stanislas le... juin 1915 et baptisée le même jour dans l’Église catholique. Elle fait ses études primaires de 1921 à 1926 au Couvent des Filles de Jésus, qui deviendra le Centre médical de St-Stanislas en 1976. Demeurant chez ses parents non loin d'un pont sur la rivière des Envies, elle va à l'école à pied avec sa sœur Jeannette; une marche d'environ 45 minutes. Aurore reçoit la Confirmation le 8 septembre 1925 à St-Stanislas et fait sa Communion solennelle le 17 juin 1926. Elle doit abandonner ses études pour s'occuper de la maisonnée à St-Stanislas.    

 

     À cette époque, il fallait terminer sept années d'études primaires avant de poursuivre des études secondaires. Au début des années quarante, « moins de la moitié des élèves des écoles publiques catholiques se rendent au-delà d’une sixième année, alors que seulement le quart d'entre eux atteignent la huitième année et seuls deux pour cent, la douzième année », selon Nadia Fahmy-Eid, professeure associée, Université du Québec à Montréal. L'enseignement public obligatoire n'était pas instauré.

 

 

 

 

 Donat et Aurore, en 1937.

 

 

 

 

 

Donat et Aurore, en 1957, 

entourés de leurs seize enfants.

 

 

 

 

 

  

 

Le mariage

La religion

Le travail et la famille

Les récoltes

Le temps des sucres

L'eau potable

Le travail d'appoint et les certificats

La traite des vaches

Le premier décès

La retraite et les autres décès

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le mariage

 

     Donat et Aurore se marient à St-Stanislas le 3 juillet 1937. Après leur voyage de noces à Sainte-Anne-de-Beaupré, ils s’établissent à St-Adelphe sur la ferme du rang St-Pie que Donat hérite de ses parents… La coutume veut que le dernier fils hérite de la terre. Aurore s'intègre bien aux trois générations des Bordeleau qui partagent la grande maison de deux étages construite vers 1915 par l’entrepreneur Desmarais, aidé d’Arthur et de son frère William. 

 

 

 

 

     Ce nouveau couple s'est donc joint à la famille d’Arthur et Dalila et à celle d’Émile et Geneviève pour vivre sous le même toit. Cette situation sera d'une courte durée…

   

  • Après avoir acheté une ferme au rang Sud-ouest, Émile, Geneviève et leurs enfants quittent la maison paternelle en septembre 1937. 
  • Eugénie quitte la maison paternelle lors de son mariage en mai 1938. 
  • Jeanne quitte la maison paternelle lors de son mariage en mai 1942.
  • Arthur continue à vivre dans sa maison jusqu'à sa mort le 22 juin 1943, au seuil de ses 79 ans.
  • Dalila va vivre chez sa fille Jeanne vers 1948. Elle y décède à l'âge de 93 ans.

 

 

 

Ferme Bordeleau, rang St-Pie, en 1970.

 

 

 

     Pendant quelques années de vie familiale dans une maison de mixité générationnelle et jusqu'au décès du « patriarche » Arthur, Donat et Aurore verront naître six de leurs seize enfants. Les dix autres naîtront au cours des treize années et demi suivantes, où trois fausses couches viendront s'insérer, dont un foetus mâle d'environ 2½ mois le 5 juillet 1944, un deuxième non identifié d'environ 40 jours vers septembre 1953 et un dernier vers août 1956. 

 

 

La religion

 

     Fervents catholiques, Donat et Aurore élèvent leurs enfants dans le respect du jour férié du dimanche. Ils ne manquaient jamais d'aller à la messe dominicale célébrée à l'église du village situé à cinq kilomètres de la ferme. Pour s'y rendre après les années d'utilisation du cheval et du boghei, n'ayant pas d'automobile, Donat doit requérir les services de monsieur Majorique Angers qu’il rémunère chaque dimanche. Puis, il fait appel aux services de monsieur Léger Hardy vers la fin des années cinquante ou au début des années soixante.

 

 

    

Église de St-Adelphe construite en 1916.

 

 

     Avant la réforme liturgique du concile Vatican II (1962-1965), le jeûne absolu est demandé aux catholiques qui souhaitent recevoir la communion. Il fallait n'avoir rien mangé (aucun aliment ni liquide) depuis minuit pour communier le matin. La réduction du jeûne à trois heures avant la communion est décrétée par le pape Pie XII en 1953 (l'eau et les médicaments sont autorisés plus d'une heure avant de communier). Enfin, il est réduit à une heure par le pape Paul VI en 1964 (l'eau et les médicaments sont autorisés en tout temps). Les personnes âgées et les malades, ainsi que celles qui s’en occupent, peuvent recevoir la très sainte Eucharistie même si elles ont pris quelque chose moins d’une heure auparavant.

 

     Jusqu'au début des années soixante, de nombreux fidèles assistaient tôt le dimanche matin à la basse messe (messe lue, récitée, sans chants, habituellement célébrée par le vicaire). Ils communiaient et mettaient ainsi fin à leur jeûne. Donat, comme plusieurs autres cultivateurs, devait se lever très tôt le matin pour faire le train d'étable et nourrir les animaux, quotidiennement, les dimanches inclus. Lui et sa famille ne pouvaient donc pas arriver à l'église à temps pour assister à la basse messe au complet. Ils y arrivaient au moment de recevoir la communion. Après la basse messe, ils cassaient la croûte dans une pièce adjacente à l'entrée principale, tout près de l'escalier qui conduisait au grand jubé, où la chorale chantait à côté de l'orgue. Ils assistaient ensuite à la grand-messe dominicale habituellement célébrée par le curé, mais sans recevoir la communion une deuxième fois. Cette façon de faire n'est plus nécessaire après la vaste consultation des évêques du concile Vatican II qui entraîne l'assouplissement de nombreuses traditions de l'Église catholique.

 

     La messe comportait des traditions particulières, comme la place du crucifix au centre de l'autel, la position du prêtre lui faisant face lors de la célébration et l'usage fréquent du latin. Une grande balustrade séparait le chœur de la nef. Les fidèles s'y agenouillaient pour recevoir la sainte communion sur la langue, les mains glissées sous la nappe de communion qui consistait en un linge fin et blanc et dont ils recouvraient la balustrade. Après le concile Vatican II, le prêtre célèbre la messe dans la langue vernaculaire, en l'occurrence le français. Il fait face aux fidèles qui peuvent recevoir la communion dans la main, debout devant la balustrade. Un évêque de Nice, Mgr Mouisset, écrira en 1969 ce propos dans un bulletin diocésain : « Il n'est pas permis à un prêtre de refuser la communion sur les lèvres à celui qui en fait la demande (...) la communion sur les lèvres reste la règle, la communion dans la main n'est qu'une exception autorisée... »

 

     Au cours des années cinquante, la famille se regroupe après la messe chez monsieur Angers, dans l'attente du retour à la ferme. Chez lui, les enfants peuvent regarder la télévision — activité impressionnante pour certains, car impossible à faire à la maison —, Donat et Aurore n'ayant pas encore cette « nouveauté ». En 1957 débute l'émission « Bobino » [voir]. Suit en 1960 la « Soirée canadienne ». Donat permet à ses enfants d'aller voir cette dernière émission chez le voisin, un soir de novembre 1961, parce que des gens de St-Adelphe en étaient les invités. Ils pourront regarder ces émissions à la maison quand arrivera la télévision un an ou deux plus tard, à l'époque où cette dernière envahissait les foyers québécois… Au tout début, Aurore n'ose même pas la regarder… peut-être pensait-elle commettre un péché? Pendant un certain temps, Donat demeure réticent à donner un libre accès à cette « boîte à images », en exerçant un contrôle sur ce que peuvent regarder ses enfants.

 

     Vers le début des années soixante, à mesure que les enfants grandissent et grossissent, ils doivent s'entasser un peu plus dans la voiture de monsieur Hardy pour aller à la messe. Ils accueillent avec joie le supplément de confort lorsque ce dernier s'achète un minibus pour les transporter. Donat achètera sa propre voiture vers 1967, le nombre d'enfants vivants à la maison ayant considérablement diminué.

 

     À la maison, toute la famille s'agenouille chaque soir pour réciter le chapelet qui sera diffusé dès 1950 sur les ondes de CKAC par Mgr Paul-Émile Léger, directement de la cathédrale Marie-Reine-du-Monde. Ils écoutent à la radio la neuvaine de préparation à la fête de l'Assomption de Marie (15 août), entourés de leurs enfants dans la cuisine d'été; certains d'entre eux se sentent privés d'aller jouer dehors au cours des belles soirées du mois d'août… En 1961, ils font un pèlerinage avec leurs enfants au Sanctuaire Notre-Dame-du-Cap situé à Trois-Rivières (Cap-de-la-Madeleine)… Donat et Aurore vouent une dévotion particulière à la Vierge Marie.  

 

 

      

 

     La popularité du chapelet à la radio est telle qu'en 1952 Radio-Canada doit changer l'heure de diffusion de son feuilleton « Un homme et son péché » pour s'assurer un auditoire. Les aventures de Séraphin et de Donalda [écouter] passent de 19 heures à 18 h 45. Mgr Léger animera le Chapelet en famille [écouter] jusqu'en 1967, l'année de son départ pour l'Afrique. L'émission prendra fin en 1970.  

 

 

 

Le travail et la famille

   

     Donat pratique une culture générale traditionnelle. Il possède plusieurs vaches laitières, des porcs, des poules et des espaces de jardinage assez grands pour la production des légumes requis. Jusqu'au début des années 1940, ses revenus provenant de la coupe de bois effectuée dans les chantiers d'hiver étaient plus importants que ceux de la production de lait et la vente de la crème. L'évolution dans la mécanisation de l'agriculture lui permettra d'augmenter graduellement son cheptel, ce qui augmentera les revenus provenant des vaches laitières, réduisant ainsi les revenus forestiers. La ferme d'une trentaine d'hectares permet une exploitation agricole adéquate pour faire vivre sa famille.  

 

     L'hiver, Donat va travailler dans les chantiers pendant les premières années de son mariage, tandis qu'Aurore l’accompagnera comme cuisinière seulement la première année. Moins d'une semaine après le départ d'Eugénie qui vient de se marier, Aurore donne naissance à son premier bébé. Ce poupon réjouit Jeanne qui se sentait triste depuis le départ de ses neveux, huit mois auparavant, lorsque la famille d'Émile quitta la maison paternelle. Elle est ravie d'être tante de nouveau avec la naissance d'une petite fille le printemps suivant, quelques jours après Pâques.   

 

     L'esprit tranquille et rassuré, Donat peut repartir aux chantiers pour un troisième hiver depuis son mariage; ses deux enfants sont entre de bonnes mains. Aidée de Jeanne, de Dalila et d'Arthur pour faire les travaux quotidiens de la ferme et prendre soin des enfants, Aurore prend en charge la propriété, même si, à 24 ans, elle est la plus jeune des adultes. Son adolescence consacrée au travail au sein de la maisonnée de St-Stanislas l'aura involontairement préparé à cette responsabilité.

  

     Un troisième enfant est attendu l'été suivant. L'arrivée surprenante de jumeaux lors du troisième accouchement d'Aurore fait doubler le nombre d'enfants. Après trois ans de mariage, elle a maintenant quatre enfants aux couches, non pas des couches jetables, mais bien celles qu'on lave et relave! 

 

     L'automne venu, Donat décide de retourner aux chantiers d'hiver, malgré le fait de laisser Aurore avec quatre enfants en bas âge. Il sait que Dieu veille sur sa famille. Il a confiance : Aurore et Jeanne s'entendent à merveille et cette dernière agissait « comme une mère » envers ses enfants. C'est un peu comme s'il laissait ses quatre enfants entre les mains de deux mères... De plus, Arthur âgé de 76 ans et Dalila à 72 ans peuvent encore rendre de précieux services.

 

     Avec l'arrivée prévue d'un cinquième enfant en janvier 1942, soit 18 mois après la naissance des jumeaux, Donat ne fera pas ses bagages cet automne-là pour aller aux chantiers. Le printemps suivant, les enfants sont privés de leur « maman d'emprunt » et Aurore perd une aide précieuse, puisque Jeanne se marie et quitte la maison paternelle. 

 

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     Donat porte beaucoup d'attention aux travaux agricoles tels les labours, le hersage, les semences ainsi que les récoltes de foin, d'avoine et de maïs qui serviront à nourrir le bétail. Il consacre également une bonne partie de son temps au soin des animaux, au nettoyage de la litière des vaches, matin et soir, avant d'en faire la traite puis les nourrir, à l'entretien des clôtures, au bon fonctionnement de la machinerie, à la bonne condition des bâtiments, à couper le bois de chauffage… Bref, il n'est pas question pour lui de rester assis à ne rien faire, sauf le dimanche après avoir fait la traite des vaches et nourri les animaux. 

   

     Il est encore moins question pour Aurore de rester assise à ne rien faire... Elle s'occupe de la traite des vaches, matin et soir, jusqu’au reprisage tard la nuit, en passant par la préparation des repas, le nettoyage de la maison, la lessive, la visite quotidienne au poulailler pour nourrir les poules et cueillir leurs œufs, sans oublier durant l'été la cuisson de son pain dans le four à bois extérieur et le sarclage du jardin. De plus, elle soigne ses enfants, les console, les encourage, les réprimande et s'occupe de leurs devoirs et de leurs leçons du mieux qu'elle peut.   

 

     Si Aurore est la maîtresse incontestée de la maison et l'experte en jardinage, Donat est le seul maître après Dieu de sa terre.

 

     La « marmaille » grandissante fournit des bras supplémentaires aux différents travaux de la ferme et à l'entretien ménager. La cousine Candide vient donner un coup de main, surtout au moment des accouchements qui s'accumulent au fil des ans... Donat et Aurore ne pouvaient envisager la contraception, condamnée par l'Église catholique. Selon l'enseignement de l'Église, le devoir des époux était de transmettre la vie humaine et il fallait de graves motifs pour espacer les naissances. 

 

     À cette époque, un couple de religion catholique ne choisissait pas d'engendrer ou non la vie. Cette période, qui précède la Révolution tranquille au Québec, se déroule sous la gouverne de Duplessis, particulièrement épris de valeurs traditionnelles et conservatrices, conforme en cela aux préceptes de l'Église catholique... Ce qui faisait dire à certains que « le Paradis est bleu et l'enfer est rouge ». Donat aurait pu être l'un d'eux, lui-même fidèle partisan du Parti conservateur du Québec, autrefois le Parti bleu et maintenant l'Union nationale avec son Chef historique Maurice Duplessis. De quoi alimenter une fierté, lorsque ce dernier souligne lors d'un dîner du Mérite agricole que « l'agriculture et l'agriculteur remplissent une mission providentielle indispensable… » [écouter]. Des libéraux de longue date diront que, lors de la mort de Duplessis en 1959, « les fleurs étaient séchées parce que les portes de l'enfer s'étaient ouvertes pour que le Diable vienne le chercher. »

 

     La Révolution tranquille bouleverse de nombreuses familles, y compris celle de Donat et Aurore. L'influence de l'Église catholique dans la vie des familles s'estompe. Le nombre d'enfants par famille diminue, les divorces augmentent et la révolution sexuelle fait son chemin au grand dam de l'institution catholique qui constate que son interdiction de la contraception est peu respectée par certains. Ce n'est qu'en 1968, avec la parution de la lettre encyclique Humanae Vitae du pape Paul VI, que l'Église ouvre la voie à la régulation de la natalité par les méthodes naturelles (dont l'abstinence périodique), mais l'Église persistera dans sa condamnation de la contraception, la stérilisation et l'avortement.

 

     Donat voyait souffler un vent de liberté sur un Québec en pleine effervescence sociale et culturelle, comme en témoigne la phrase fatidique du général de Gaule [écouter] lors de sa visite présidentielle à Montréal, l'année de l'Expo 67. Montréal avait été sélectionnée pour cette exposition universelle, sous le règne du maire Jean Drapeau, ce maire visionnaire qui « rêvait sa ville » et qui avait choisi de placer l'Expo au centre du fleuve Saint-Laurent en érigeant une toute nouvelle île, l'Île Notre-Dame, avec du roc provenant principalement de la construction du métro de Montréal, sa plus grande réussite.  

 

 

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     Durant les journées humides et lorsque le vent est favorable, les cloches de l'église de St-Adelphe se font à peine entendre à la ferme. Mais elles sont suffisamment audibles, car à l'Angélus de midi, Donat n'avait pas à consulter sa montre ces jours-là pour revenir à temps des champs pour le dîner.

 

     Pendant la préparation du repas de midi, Aurore se plaisait à écouter l'émission radiophonique « Les Joyeux Troubadours », diffusée quotidiennement en semaine à l'antenne de Radio-Canada de 1941 à 1977 et popularisée à partir des années cinquante par Jean-Maurice Bailly, Estelle Caron et Gérard Paradis. La formule de l'émission variera peu au cours des années avec des chansons humoristiques ou sentimentales, des pièces musicales ainsi que divers numéros de comédie.

 

     Pendant que la « marmaille » fourmillait autour de la table, certains enfants s'amusaient parfois à seriner joyeusement les paroles du début de l'émission :

 

toc-toc-toc

« Qui est là? »

« Les Joyeux Troubadours! », répondait en chœur toute l'équipe…

« Mais entrez, voyons! »

« Entroooons… »

 

 

     L'équipe entonnait ensuite la chanson thème :   note 38  [écouter]

 

« Durant toute la semaine

Les Joyeux Troubadours
Ont confiance en leur veine
Et rigolent toujours
Ce sont des philosophes
Au lieu de s'affoler
Devant une catastrophe
Se mettent à répéter :
Ne jamais croire
Toutes ces histoires
C'est comme ça qu'on est heureux
Faire un sourire
Quand tout chavire
C'est comme ça qu'on est heureux
Aimer la vie
Et ses folies
C'est comme ça qu'on est heureux
Et trouver le ciel bleu
Quand il tonne et quand il pleut
C'est comme ça qu'on est heureux. »

 

 

 

     Lors de l'Exposition universelle de 1967 à Montréal, l'émission Les Joyeux Troubadours sera diffusée tout l'été sur le site de l'Expo 67, aujourd'hui le parc Jean-Drapeau.

 

     L'émission radiophonique « Le Réveil rural » signale également l'heure du dîner. Durant les toutes dernières années scolaires précédant la fermeture de l'école du rang St-Pie en 1962, la chanson thème de l'émission indique à quelques-uns des plus jeunes enfants le moment de se préparer pour retourner à l'école, après être venus manger à la maison. Diffusée quotidiennement en semaine à l'antenne de Radio-Canada de 1938 à 1968, l'émission s'adresse avant tout aux agriculteurs de langue française, mais elle vise aussi à faire connaître le monde rural aux citadins. Le Réveil rural est composé d'entrevues, de nouvelles sur les événements agricoles, de bulletins météorologiques et de musique folklorique. Voici le refrain de la chanson thème dont les paroles nous viennent du poète Alfred Desrochers, père de Clémence :

 

 

note 21

 [écouter]

  

« C'est le réveil de la nature
Tout va revivre au grand soleil
Oh! La minute libre et pure
De la campagne à son réveil
Autour de toi, l'instant proclame
L'amour, la foi, la liberté
Ô fils du sol ouvre ton âme
Comme tes yeux à la beauté. »

 

   

 

 

     L'électricité a été installée sur la ferme en 1946. Depuis qu'Aurore savait cuisiner, elle utilisait toujours un poêle à bois et cela jusqu'au début des années soixante, où elle devra se familiariser avec une cuisinière électrique. Elle avait acquis une dextérité à doser la quantité de bois nécessaire pour atteindre la température désirée du four, lorsqu'elle cuisait entre autres ses fameuses galettes. Ces dernières auront une teinte passablement plus foncée que d'habitude lorsqu'elle utilisera le four électrique les premières fois… Une odeur particulière l'avertira du moment d'éloigner ses galettes de cette « nouveauté diabolique »… Après quelques réglages et un peu d'expérimentation, la couleur habituellement dorée de ses galettes fraîchement sorties du four électrique confirmera l'odeur évocatrice déjà gravée dans la mémoire de chacun de ses enfants. Elle se rendra à l'évidence qu'une cuisinière électrique facilite la tâche de la préparation des repas. 

 

 

 

Un premier gendre dans la famille au souper de Noël 1961.

 

 

 « C'que ça sent bon
                Dans nos vieilles maisons! »
 

 

 [écouter la chanson « Nos vieilles maisons ».

 

 

 

  Les récoltes

 

     Une autre odeur indélébile dans la mémoire de Donat et sa famille est celle du foin fraîchement coupé… Donat a d'abord coupé le foin manuellement à la faux. Puis, pendant de nombreuses années, il utilise la faucheuse tirée par des chevaux. Plus tard, c'est avec son petit tracteur Ford, acheté flambant neuf en avril 1949, qu'il fait ce travail. Le foin coupé fanait quelques jours au soleil avant d'être engrangé, exhalant un agréable parfum caractéristique. 

 

     La méthode de ramassage du foin variera selon l'époque. Après la période des meules de foin disposées à la main et transportées à la grange dans une charrette suit celle de l'usage du râteau tiré par le petit cheval noir pendant de nombreuses années, pour placer le foin fané en andains. Plus tard, Donat s'achète un râteau andaineur adapté à son tracteur. Après la mise en andains, le foin est ramassé sans tarder lorsqu'il est sec, pour éviter une perte de qualité causée par les pluies. Pour cela, il utilise un chargeur attaché à l'arrière d'une plate-forme à quatre roues – qu'on nommait un « quat' roue » – d'abord tirée par des chevaux, puis par son tracteur. Le foin est étalé sur le « quat' roue » jusqu'à une hauteur jugée sécuritaire, selon l'état du chemin menant à la grange. Il fallait bien répartir la charge pour éviter qu'elle ne se renverse en cours de route. C'est le travail des gars et des filles plus âgés qui se tenaient en équilibre sur la charge et luttaient pour recevoir le foin déversé par le chargeur, ressemblant à une girafe des champs qui dégobille sans arrêt les andains qu'elle dévore goulûment. Tandis que les plus jeunes suivent le convoi en ramassant les brindilles oubliées.

 

 

 

     Donat surprenait parfois de petits animaux tels un chat, un lièvre ou exceptionnellement un renard venu se blottir dans le foin et risquant d'être blessé par la machinerie. Par une belle journée ensoleillée, en revenant des champs avec son tracteur qui tire une grosse charge de foin sur laquelle sont juchés plusieurs de ses enfants, ce qu'il aperçoit n'est pas l'un de ces petits animaux planqués sur son chemin… Ce qu'il aperçoit est bel et bien l'un de ses fils… Le benjamin du quatuor de jeunes garçons ayant chacun une différence d'âge d'un peu plus d'un an… Étant trop jeune pour les accompagner, ce dernier avait interrompu ses jeux près de la maison avec ses deux sœurs cadettes et tenta de rejoindre ses frères et sœurs aux champs, sans qu'Aurore s'en aperçoive. Il s'était endormi, blotti dans une ornière du chemin, après avoir parcouru environ la moitié du trajet. Le p'tit gars est stupéfié de se faire réveiller de la sorte, le tracteur grondant à quelques pas de lui… Il est ravi de se joindre aux autres lorsqu'on le hisse au haut de la charge de foin, pour faire le trajet jusqu'à la grange. C'est pour lui une nouvelle sensation de voir les choses de si haut! 

 

 

Donat au volant de son tracteur Ford, en 1958.

 

 

 

 

     Le foin est engrangé à l'aide d'une grande fourche dont les extrémités se replient pour retenir une certaine quantité de foin. La fourche est attachée à un long câble autrefois tiré par des chevaux et maintenant par le tracteur. Le câble est faufilé autour de quelques poulies stratégiquement positionnées en vue de permettre à la fourche de s'élever vers le pignon de la grange. La vitesse d'ascension doit être assez rapide pour que la fourche se cramponne à un chariot, qui roule sur un rail – on disait la « traque » – fabriqué autrefois en bois, maintenant en métal, installé dans le faîte pour emporter vers le fenil la fourche chargée de foin.

 

 

 

 

     Selon l'habileté du planteur, la grande fourche peut agripper une très grande quantité de foin, semblable à une « montagne » impressionnante lorsqu'elle s'élève… En ces occasions, de petits craquements se faisaient parfois entendre le long du câble tendu qui soulève la fourche, sur les attaches des poulies ou dans la charpente en bois de la grange. Donat pouvait sentir la surcharge inhabituelle sur son tracteur qui devait déployer plus de puissance. Ce dernier tirait le câble à partir du coin de l'étable près du silo en allant vers le milieu de la cour, entre la maison et la grange. Certains jeunes enfants, craintifs et médusés, surveillaient la manœuvre en retenant leur souffle jusqu'à ce que la fourche s'accroche à la « traque ». Donat n'aimait pas beaucoup ces situations… Il demandait alors au planteur d'ajuster la profondeur de l'enfoncement de la grande fourche dans la charge de foin, pour doser adéquatement la quantité de foin à soulever. 

 

     En attente d'un signal sonore, un jeune enfant se perchait quelquefois sur un pilastre près de la grande porte utilisée pour entrer la charge de foin dans la grange; sinon, il restait debout dans l'embrasure de cette porte… Au cri d'avertissement poussé par une personne sur le fenil ou dans une tasserie, l'enfant fait signe à Donat d'immobiliser son tracteur. La fourche est délestée de son poids à l'endroit désiré en tirant d'un coup sec la ficelle qui relie la fourche au planteur. Lorsque cette dernière s'élève ou roule sur la « traque », le planteur doit s'assurer de laisser filer librement la ficelle entre ses doigts, sans l'interrompre ni la bloquer, car cela déclencherait instantanément le mécanisme libérant le foin retenu par la fourche. La ficelle permet également de rapporter la grande fourche au point de départ, sur le « quat' roue », pour de nouvelles ascensions qui sont maintes et maintes fois répétées durant le temps des foins. Pour faciliter le séchage dans tout l'espace disponible, le foin est éparpillé manuellement à l'aide d'une fourche à foin puis foulé avec les pieds dans une tasserie ou sur le fenil, et cela, par une chaleur parfois intense lorsqu'un soleil ardent plombe sur le toit en tôle de la grange. Cette dernière tâche est plus ardue lorsque les brindilles de foin s'entortillent durant la manœuvre d'engrangement. 

 

     Donat abandonnera cette pratique vers le début des années soixante pour du stockage de foin compressé en balles rectangulaires, lorsqu'il s'achète une presse à foin. Il change alors son vieux tracteur Ford pour un tracteur John Deere plus récent et surtout plus puissant. Cette nouvelle méthode diminuera le temps consacré à la fenaison et réduira la main-d'œuvre requise. Une version améliorée de la machinerie de pressage fera apparaître quelques années plus tard les ballots cylindriques dans certains champs de foin, mais Donat n'utilisera pas cette variante. 

 

     Chez Donat, les tasseries et le fenil étant pleins à craquer, les enfants s'enivrent de l'odeur du foin répandue dans toute la grange. Ils sont heureux de pouvoir courir sur les poutres maintenant à leur portée, de sauter, rebondir, culbuter, se rouler, se pourchasser, se cacher, s'amuser, d'inventer toutes sortes de jeux et même de dormir dans le foin, beau temps mauvais temps... Donat ou Aurore devait parfois répéter à quelques-uns d'entre eux de cesser de jouer, pour accomplir une tâche particulière au jardin ou ailleurs sur la ferme. Plusieurs de ces activités ludiques seront restreintes, voire impossibles à réaliser lors du changement de méthode d'engrangement, car la rigidité des balles de foin compressé n'inspire pas la même créativité de jeux que le foin en vrac. 

 

     Après le temps des foins, Donat prépare la machinerie pour la récolte de l'avoine dont les graines servent à l'alimentation et la paille à la litière du bétail. Lorsque l'avoine atteint une belle couleur dorée, il la fauche avec une moissonneuse-lieuse. La machine lie l'avoine en bottes – on disait des « stouques » –, puis elle les catapulte au sol avec la régularité d'un métronome [voir]. Certains enfants sont fascinés par le mécanisme qui noue la corde autour des gerbes d'avoine et que Donat nommait « le p'tit bonhomme », tandis que d'autres tentent de prédire le moment précis où la machine lancera son « obus ». Les plus jeunes enfants aident à rassembler les « stouques » par groupes de quatre, que les plus âgés placent debout en forme de tente conique, en entrelaçant grossièrement les épis afin de faciliter l'écoulement de l'eau et le séchage. Le champ d'avoine prend alors des allures de bourgade de tipis dorés pour quelques jours, voire plus d'une semaine, selon les conditions climatiques.

 

     Quand l'avoine est bien sèche, Donat, aidé de quelques voisins, effectue le battage pour séparer le grain de la paille. Les graines d'avoine sont ensachées, la paille engrangée à l'aide d'une batteuse, qui est une machine sophistiquée regroupant les fonctions de battage et de secouage, ainsi que les opérations de nettoyage incluant le criblage et le vannage. Un élévateur remonte les grains nettoyés vers le haut de la machine, afin de subir un second nettoyage et de passer à l'ensachage. Les composantes mobiles sont actionnées par de multiples poulies et courroies, ressemblant à un manège féérique dont rêvent les enfants. Pour les mettre en mouvement, une grande courroie est reliée au tracteur [voir]. Auparavant, la courroie était reliée à la poulie d'un moteur immobile – Donat disait un « engin stationnaire » ou un « touf-touf » (teuf-teuf étant le bruit d'un moteur à explosion qui tourne lentement). C'est d'ailleurs par les rouages dentelés de cet « engin » qu'il s'est fait couper accidentellement l'index de la main gauche

 

 

 

 

 

     Le battage au moulin pique la curiosité des jeunes enfants… Pour des raisons de sécurité, Donat ne tolère pas leur présence autour de la batteuse lorsqu'on l'utilise. Vers la fin des années 1950, Aurore a plusieurs enfants en bas âge requérant une attention de tous les instants. Un jour, l'un de ses plus jeunes fils et sa sœur cadette d'un an se faufilent dans la grange pour voir de plus près la batteuse en action… Aurore est informée de venir les escorter vers un terrain de jeu plus sécuritaire. Au lieu de sortir de la grange par une grande porte utilisée pour le « quat' roue » ou la machinerie, elle choisit de bifurquer vers l'étable, en passant par un corridor le long duquel de grosses poches sont empilées en hauteur. Ces poches contiennent les graines d'avoine fraîchement ensachées par la batteuse, en attente d'être transportées dans le hangar à grains. La p'tite fille se dirige vers la grande porte ouverte, tandis que le p'tit gars suit sa mère de près. Cependant, ce dernier n'a pas le temps de traverser le corridor qu'une partie des poches d'avoine s'effondrent sur lui… Une grande noirceur l'engloutit soudainement… Aurore se déchaîne, telle une tornade, en soulevant les lourds sacs pour le libérer… Les ouvriers aux alentours, alertés, viennent rapidement à la rescousse… Heureusement, le p'tit gars ne sera pas blessé, les grands sacs s'étant enchevêtrés de façon à lui laisser assez d'espace pour ne pas l'écraser.

 

     Peu de temps après le battage au moulin, Donat procède à l'ensilage du maïs – on disait du « blé d'Inde » –, en utilisant une ensileuse qui consiste en un hachoir et un ventilateur actionnés par une grande courroie reliée à un tracteur. Après avoir coupé et lié le blé d'Inde à l'aide d'une moissonneuse-lieuse appropriée, les bottes sont transportées en « quat' roue » vers l'ensileuse installée temporairement près d'un grand silo rond, en bois, érigé à une extrémité de l'étable. Le hachoir-ventilateur avale les bottes l'une après l'autre. Elles sont broyées, additionnées d'un jet de mélasse, puis soufflées dans un tuyau rigide qui longe la paroi extérieure du silo jusqu'à une petite fenêtre sur le toit. À l'intérieur du silo, un tuyau flexible et extensible éjecte l'ensilage qui est foulé avec les pieds et se compressera davantage de lui-même avec le temps.

 

     Vers le début des années 1960, plusieurs des plus jeunes enfants de Donat et Aurore travaillent à l'intérieur du silo lors de l'ensilage. L'un d'eux manipule le tuyau flexible de façon à répandre le fourrage, tandis que les autres piétinent pour le compresser, en tentant d'éviter de se faire « doucher » par ce hachis de blé d'Inde. Pour se protéger, certains se couvrent la tête, parfois avec un casque de pompier trouvé parmi leurs jouets. Toutefois, ils sont tous imprégnés d'une odeur sucrée au début, mais devenant butyrique avec le temps. Une série de petites portes carrées dans le mur du silo du côté de l'étable sont disposées en ligne droite verticale, à partir du sol jusqu'au toit. Une porte est fermée au fur et à mesure que le fourrage s'accumule dans le silo. Une échelle, construite dans un espacement sombre et étroit le long de ces portes, permet d'avoir accès à l'intérieur du silo. La cage de l'échelle sert de chute au fourrage, lorsque celui-ci est récupéré pour nourrir les vaches, en ouvrant une petite porte du silo au fur et à mesure que le niveau du fourrage baisse.

 

     Un jour, l'un des jeunes fils de Donat et Aurore – le troisième du quatuor de jeunes garçons ayant chacun une différence d'âge d'un peu plus d'un an – grimpe rapidement cette échelle, peut-être d'une manière un peu trop machinale, sans réaliser qu'il s'agrippe d'une main au dernier barreau tout en haut. Avec l'autre main, il tente de saisir le barreau suivant, qui n'existe pas… La surprise lui fait lâcher prise… Il bascule alors dans le vide et dégringole la trentaine de pieds qui le sépare du sol, sa nuque frappant initialement les traverses de bois fixées au mur opposé de l'échelle… Pour se protéger la tête, il se recroqueville en boule… C'est le dos qui subit la friction sur les traverses de bois, en continuant sa chute libre jusqu'au sol recouvert d'un peu de paille et de fourrage... Ce qui amortit l'atterrissage, mais la chute lui provoque tout de même de multiples éraflures et des contusions… Il n'en résultera aucune cassure, heureusement.

 

     Aurore prodigue les premiers soins aux éraflures de son fils. Ce n'est pas une première… Elle a maintes fois connu de semblables moments où elle doit exercer ses talents d'infirmière. Son œil expérimenté lui permettait de reconnaître la nécessité d'envoyer une personne quérir le docteur, ou de l'appeler pour qu'il vienne à la maison, lorsque le téléphone y sera installé vers le début des années soixante. À cette époque, un médecin résidait au village et se déplaçait pour soigner les paroissiens chez eux. Il n'était pas possible d'être soigné gratuitement, il n'y avait pas de système de service public de santé, ni de « carte soleil ». Cette dernière sera implantée en 1970 par le ministre de la Santé d'alors, Claude Castonguay, qui est considéré comme le père de l'assurance maladie du Québec.

 

 

Le temps des sucres

  

     Donat et Aurore exploitent une petite érablière sur leur ferme. La cueillette de l'eau d'érable se fait à bras d'homme avec des seaux. Donat n'a pas l'installation d'une tubulure permettant à l'eau d'érable de couler jusqu'à un grand réservoir placé près de la cabane à sucre. La sienne est située quasiment au milieu de l'érablière. Il n'y aura pas d'électricité à la cabane jusqu'à ce qu'elle soit rallongée vers la fin des années soixante ou au début des années soixante-dix.

 

     Pour « courir les érables », c'est-à-dire aller d'un érable à l'autre recueillir l'eau accumulée dans les chaudières et la transporter à la cabane à sucre pour la faire bouillir, on est habituellement chaussé de raquettes. On peut aussi marcher allégrement sur la neige sans les raquettes et sans enfoncer, lorsque le froid durcit la neige molle de la veille on disait alors « porter sur la croûte »... Ce qui réjouit les enfants, surtout lorsque certains d'entre eux font la tournée des érables, soit aux aurores avant d'aller à l'école ou au retour des classes. Le nombre d'entailles effectuées sur les érables à l'aide d'un vilebrequin est limité. Il varie au fil des ans, selon la main-d'œuvre disponible pour effectuer la tournée et faire bouillir l'eau. Pour faire la tournée, Donat a souvent recours à un gros tonneau tiré par le cheval ou le tracteur. On transvide les seaux dans le tonneau pour le transport à la cabane. Lorsque les conditions sont idéales, il est agréable d'entendre le tintement argentin et musical de l'eau d'érable qui coule dans les chaudières accrochées aux arbres.

 

  

 

 

                     

 

Cabane à sucre rallongée, chez Donat.

 

 

     Pour faire évaporer l'eau de la sève, Donat utilise une grande casserole rectangulaire en tôle galvanisée, peu profonde et à fond plat, qui repose sur un poêle à bois fabriqué sur mesure. Ce dernier trône majestueusement à l'intérieur de sa petite cabane et occupe presque tout l'espace. Donat fait bouillir la sève pendant des heures, jusqu'à l'obtention d'un liquide doré. C'est une opération délicate qui exige du doigté, afin d'éviter de brûler le réduit. Respirer le doux parfum du bois qui brûle et de la vapeur d'eau d'érable imprégnée d'un arôme sucré invite à se laisser aller à la rêverie, dans le silence de la petite cabane. Un silence parfois interrompu par le crépitement du bois dans le poêle. Donat attise le feu jusqu'au point où les plus gros bouillons de la sève en ébullition excèdent parfois les côtés de la casserole. Une vapeur dense et capiteuse envahit la cabane qui semble « suffoquer » dans cette touffeur, parce qu'elle la laisse difficilement s'échapper par les petites ouvertures entre le toit et les murs. La vapeur remplit les poumons et restreint la visibilité comme dans un bain turc, apportant une étonnante sensation de bien-être. Cependant, lorsque la chaleur humide atteint une certaine intensité, il faut entrouvrir la porte extérieure de la cabane pour obtenir plus de confort. Arrivé à son terme d'évaporation, le sirop est versé dans un bidon à l'aide d'une grande louche métallique, habituellement appelée « dipper ».

    

     À partir des années soixante, la cabane semble « respirer » plus librement, puisque Donat y construit une immense cheminée de bois sur le toit qui permet à la vapeur de se dissiper librement; l'effet de sauna est ainsi réduit ou volatilisé. Donat remplace la grande casserole par un évaporateur composé de différents compartiments en acier inoxydable, dont le plus grand a un fond côtelé. Cette particularité diminue le risque de brûler le réduit. De plus, ce nouvel appareil permet d'atteindre un niveau supérieur d'évaporation, puisque la concentration en sucre du réduit se rapproche davantage de celle du sirop. Celui-ci est déversé dans un bidon par un robinet. Pour obtenir l'homogénéité du sirop, Donat préfère chauffer le réduit dans un plus petit contenant à la maisonCe qu'il fait sur le poêle de la cuisine pendant de nombreuses années. Lorsqu'une écume blanchâtre se forme sur la sève épaissie par évaporation, Donat fabrique des petites palettes de bois qu'il enduit de cette mousse crémeuse pour les distribuer aux jeunes enfants qui anticipent ce moment, ravis de se sucrer le bec. Exceptionnellement en ces occasions, autour de la grande table, la famille savoure comme dessert une trempette qu'Aurore fait avec du pain immergé dans le réduit chaud. Plus tard, il finira le sirop sur un poêle à bois installé dans la nouvelle rallonge de la cabane à sucre, lorsque cette dernière est agrandie.    

 

     Donat et Aurore utilisent un thermomètre à cuisson pour s'assurer de la qualité de leur sirop. Il est important d’atteindre le juste niveau d’évaporation; car si le sirop est trop dense, il cristallisera et s'il est trop liquide, il risque de fermenter. La température idéale à donner au sirop d'érable est de sept degrés Fahrenheit de plus que la température d'ébullition de l'eau. Donat chauffe le sirop jusqu'à 237 °F qu'il dépose sur de la neige pour le refroidir et le transformer en tire d'érable. La famille la déguste enroulée autour de bâtonnets ou d'ustensiles. Il fabrique également du sucre, en chauffant le sirop jusqu'à 248 °F, puis le verse dans des moules en bois. Il préfère utiliser un thermomètre gradué en degrés Fahrenheit, même lorsque le système métrique sera en vigueur au Canada, à partir de 1975.

 

     Chaque printemps, Donat produit une quantité de sirop d'érable suffisante à la consommation familiale. Cela permet aux plus jeunes enfants de se régaler quotidiennement d'un dessert fait de tranches de pain tartinées de sirop. Tandis que les plus âgés peuvent faire eux-mêmes trempette dans le bol de sirop avec un morceau de pain piqué au bout d'une fourchette, mais c'est à la condition qu'ils soient jugés aptes à le faire sans trop de dégâts; il faut éviter le gaspillage. 

 

 

L'eau potable 

 

     Donat a un puits, près de la maison, qui fournit l'eau potable à la famille et au bétail. Ce n'est pas un puits artésien, mais un puits de surface recueillant les eaux d'infiltration. Il mesure environ douze pieds de longueur par six pieds de largeur et une trentaine de pieds de profondeur. Il a été creusé à bras d'homme et est recouvert de bois et de terre, de sorte qu'il est partiellement invisible dans la pelouse… Seul un petit couvercle rectangulaire en bois et jouxtant une talle d'églantiers signale sa présence. Il donne accès à une plateforme construite à l'intérieur du puits, sur laquelle on dépose le bidon contenant la crème extraite, matin et soir, du lait provenant de la traite des vaches. Durant les journées chaudes, la fraîcheur du puits conserve merveilleusement bien la crème, en attendant de la vendre au crémier du village.

 

     Avant l'installation d'une pompe électrique, l'eau est tirée du puits par une pompe éolienne agricole. Celle-ci est actionnée par une «roue à vent» fixée à une charpente métallique de près d'une trentaine de pieds de hauteur. Cette «roue à vent» est coiffée d'un rotor en acier à plusieurs pales métalliques ressemblant à un ventilateur et équipé de mécanismes d'orientation et de régulation de la vitesse de rotation. Le rotor doit être exposé au vent pour tourner. Grâce à un gouvernail fait d'une plaque de tôle galvanisée, il s'oriente quand le vent change de direction, comme une girouette. Il pivote également suivant la force du vent : il s'efface de côté quand le vent forcit et il revient face au vent quand ce dernier faiblit. Un dispositif de sûreté activé manuellement l'empêche de s'emballer par forts vents. Donat sait flairer le danger par l'augmentation d'intensité du vrombissement de la « roue à vent ». Il sait reconnaître le moment d'agir…  Lui-même ou l'un de ses fils grimpait alors dans le pylône pour modifier la position du gouvernail et mettre la « roue en drapeau ». De cette façon, le rotor offre moins de résistance au vent et il ralentit considérablement. Pour une plus grande sécurité, il peut être complètement arrêté par un frein mécanique.

 

 

 

     Le rotor entraîne une pompe à piston raccordée au puits. La tige de pompe est en bois : c'est une sorte de fusible qui, en cassant, empêche qu'un problème au rotor ou à la pompe ne s'aggrave. L'eau est pompée dans un grand réservoir en bois situé à l'étage de la soue à cochons pour approvisionner la maison et l'étable en tout temps, incluant donc les périodes à très faibles vents. Il est entouré de bran de scie pour le préserver du gel. L'eau arrive par gravité et coule d'une champlure dans chaque évier des cuisines d'hiver et d'été de la maison, ainsi qu'à l'étable dans un petit réservoir en ciment, d'où l'eau est puisée pour abreuver les animaux dans des auges en bois. L'eau chaude est obtenue grâce à un chauffe-eau intégré au poêle à bois de la cuisine, changé plus tard par un chauffe-eau à l'huile puis à l'électricité.

 

     Lorsque le réservoir d'eau était vide à la suite d'une absence de vents nécessaires pour activer la « roue à vent », on se servait de pompes à main installées à côté des champlures pour se procurer l'eau directement du puits. On devait amorcer une pompe en y versant un peu d'eau à l'intérieur quand elle n'avait pas été utilisée pendant un certain temps ou lorsque ses joints d'étanchéité étaient usés. Vers 1939, le réservoir en bois est remplacé par un plus grand réservoir en ciment. Construit sur le flanc de la colline derrière l'étable, ce dernier est enrobé d'une épaisse couche de paille pour le protéger du gel, mais les tuyaux qui le relient au puits, aux bâtiments et à la maison sont peu profonds dans la pente à cause du roc; là, ils gèlent l'hiver si l'épaisseur de la neige est mince. Après l'arrivée de l'électricité à la ferme en 1946, l'installation d'une pompe électrique et d'un petit réservoir tampon, en acier galvanisé et sous pression d'air, alimente adéquatement en eau la famille et le bétail; ce qui rend inutiles le réservoir en ciment, les pompes à main et la « roue à vent ». Plus tard, cette dernière est démantelée et sa disparition est une tristesse pour certains nostalgiques. Seul le grand réservoir en ciment demeure le témoin tenace de ces temps anciens.     

 

Pompe à main

 

 

     Chez Donat, avant l'augmentation significative de son cheptel débutée au cours des années quarante, la réserve en eau du puits était généralement suffisante, à condition d'éviter le gaspillage et un usage superflu. Aurore contribuait à prévenir une pénurie en rationnant la quantité d'eau pour les bains des enfants. Plus tard, avec un nombre accru d'enfants et d'animaux, la période de l'hiver pose problème… Jusqu'au début des années soixante, le niveau de l'eau du puits baisse parfois durant les saisons arides, au point où il faut la restreindre à l'usage exclusif de la maisonnée. Pour abreuver le bétail lors de ces contingences, Donat tire d'abord l'eau d'un puits voisin de la ferme pendant plusieurs hivers; puis il se procure l'eau de la rivière Batiscan. Les bains des enfants se prennent avec un peu moins d'eau que d'habitude et malgré cela, il en manque quelquefois pour faire la lessive ou activer normalement la chasse d'eau de la toilette. Aurore fait alors usage de l'eau puisée par Donat ou bien elle fait fondre de la neige sur le poêle de la cuisine. L'eau de la rivière est obtenue à l'aide d'un tonneau tiré par un cheval, le même tonneau utilisé pour transporter l'eau d'érable durant le temps des sucres. On doit percer un trou dans la glace de la rivière pour remplir le tonneau avec un seau, en limitant la quantité d'eau à transporter en fonction de la capacité du cheval à tirer cette charge pour remonter la longue pente qui sépare les bâtiments de la rivière et qui est laborieuse à gravir par endroits.

 

     À l'exception de cet approvisionnement en eau exécuté parfois par l'un ou l'autre de ses fils, Donat interdit strictement et en tout temps l'accès à la rivière à ses plus jeunes enfants s'ils ne sont pas escortés par une personne responsable. Néanmoins, ils peuvent dévaler librement les pentes qui y mènent. Ce qu'ils adorent faire l'hiver, les jours de congé d'école, en glissant sur la neige avec des traîneaux en bois ou une traîne sauvage. Un traîneau appelé tape-cul, cogne-cul, picawak, runner ou skidder selon la région du Québec est fait simplement d'une douelle de baril avec un rondin coiffé d'un travers. Il permet à l'un ou l'autre des enfants de s'amuser à peu de frais. Occasionnellement, un des quatre jeunes garçons qui se suivent en âge glisse bravement avec de vieux skis rafistolés et attachés à ses bottes avec de la corde.

 

 

 

     Un sourcier disait déceler de l'eau souterraine au milieu de la cour, entre la maison et l'étable. Donat fait appel à une firme spécialisée pour creuser un puits artésien à l'endroit désigné. Après un forage de quelques centaines de pieds et du dynamitage à différents niveaux dans le roc souterrain, le trou ne veut pas libérer l'eau convoitée. La source d'eau souterraine détectée par le sourcier ne peut pas être localisée. Au début des années soixante, Donat décide de creuser un puits artésien dans un champ éloigné des bâtiments, à un endroit désigné par une personne croyant avoir le don d'un sourcier. Étonnamment, ce petit trou, n'atteignant pas cent pieds de profondeur, s'avère une source intarissable en eau potable qui sera toutefois réservée au bétail seulement, car elle a une petite odeur sulfureuse persistante et désagréable. Néanmoins, elle est une découverte réjouissante pour la famille, mettant ainsi fin à plus de vingt ans de préoccupations concernant l'eau potable, telles que les rationnements, les restrictions et l'approvisionnement alternatif. Cette abondance d'eau ne fera pas disparaître, chez Donat et Aurore, leurs habitudes d'en éviter le gaspillage en tout temps.   

 

 

Le travail d'appoint et les certificats 

  

 

     Donat occupe plusieurs fonctions dans la municipalité :

 

n  Conseiller municipal de 1947 à 1951.

n  Marguillier de 1951 à 1953.

n  Commissaire d’école de 1953 à 1956.

n  Inspecteur de voirie de 1954 à 1961.

n  Inspecteur des mauvaises herbes en 1947, 1948, 1979 et 1980.

n  Inspecteur agraire en 1972, 1974, 1976, 1978 et 1980. 

  

     Pour joindre les deux bouts, Donat travaille à la construction d’un pont sur la rivière des Envies à St-Stanislas, non loin de la maison de Jules, père d'Aurore. Ses talents de charpentier et de menuisier lui fournissent l'occasion de participer en 1955 à la construction du Collège de St-Adelphe — devenu depuis l'Hôtel de Ville —, puis à la construction du barrage Beaumont situé à proximité de la municipalité de La Tuque; c'est là qu'il se fait casser une jambe par une poutre qui glisse des échafaudages. 

 

     Donat devra se priver des revenus espérés et passer une partie de l'hiver à la maison, la jambe dans un plâtre blanc, allongée sur une chaise à l'avant de la grande cuisine rectangulaire. Les plus jeunes enfants sont attristés de ne pas pouvoir « faire p'tit galop » sur les genoux de leur père, ou pire, d'être obligés de s'en éloigner et de jouer dans un autre coin de la cuisine pour qu'il guérisse paisiblement… Les plus âgés ayant quitté la maison, il en reste encore plus d'une dizaine requérant constamment l'attention et les services d'Aurore… Elle ne peut donc pas prendre en charge les travaux agricoles. Il lui faut de l'aide… Ce qui oblige son deuxième fils à manquer une année d'école. Une exigence importante pour ce dernier, car il a déjà été contraint d'interrompre deux autres années scolaires pour effectuer des travaux sur la ferme.

 

 

     Donat et Aurore participent à des concours agricoles et reçoivent six certificats émis par le Conseil d’orientation agricole du comté de Champlain, pour l'Agriculteur de grand mérite en 1953, 1954, 1955, 1956, 1958 et 1959.  

 

 

     En 1957, M. et Mme Donat Bordeleau et leurs seize enfants reçoivent du pape Pie XII une Bénédiction apostolique et l’indulgence plénière « in articulo mortis » par l’intermédiaire de l'aumônier des Sœurs Dominicaines à Trois-Rivières.

 

i

 

 

 

La traite des vaches

 

     Donat profite d'un progrès technologique apparu en 1862, grâce à l'inventeur américain L.O. Colvin qui fut le premier à faire connaître la machine à traire, aussi appelée trayeuse. Au début des années 1960, Donat installe une trayeuse électrique. C'est un grand pas pour lui de remplacer la traite à la main par la traite mécanisée qui facilite la tâche du train d'étable. D'autant plus que le lait se vend désormais à l'état naturel, collecté dans des bidons de formats identiques à ceux utilisés pour conserver la crème du lait provenant de la traite de ses vaches. En raison de ce changement, il doit construire une laiterie contigüe à l'étable afin d'y placer un refroidisseur pour les bidons de lait.

 

     La trayeuse électrique de Donat n'est pas un « robot de traite » entièrement automatisé, qui n'apparaîtra qu'au tournant du XXIe siècle. Elle nécessite sa présence ou celle de quelqu'un d'autre, pour laver les trayons de la vache, installer les gobelets trayeurs et les retirer lorsqu'il constate l'arrêt de descente de lait. Les gobelets collent au pis de la vache telle une sangsue, afin d'aspirer le lait en imitant la succion exercée par le veau. Ils sont reliés à un récipient trayeur en acier inoxydable que l'opérateur déplace d'une vache à l'autre. Le lait collecté dans le récipient est transvidé dans les gros bidons qui sont déposés dans le refroidisseur, en attendant d'être ramassés par un camion faisant périodiquement le transport vers l'usine de transformation des produits laitiers.

 

 

    

              Traite à la main                                                                     Traite mécanisée        

 

 

     Plus tard, un nouveau moyen de ramassage du lait est instauré par l'usage d'un camion-citerne. Au lieu de conserver le lait dans les bidons, ce procédé exige un nouveau réservoir réfrigéré – souvent appelé « tank à lait » – que Donat installe dans la laiterie et qui remplace le refroidisseur de bidons. Le lait est transféré du réservoir réfrigéré directement au camion-citerne. Donat et Aurore s'assurent que toutes les parties de la trayeuse qui recueillent le lait sont nettoyées soigneusement après chaque usage et que le réservoir réfrigéré en acier inoxydable est désinfecté après chaque vidange. Au fil des ans, les bidons à lait sont une source d'inspiration pour certaines personnes qui adorent les décorer pour en faire des objets de collection ou les recycler en porte-parapluies dans un recoin de hall d'entrée. Cependant, cette originalité ne se manifestera pas chez Donat et Aurore. 

 

 

                                   

Bidon à lait

 

                                                                                                                       

 

     La traite mécanisée fait en sorte que Donat et Aurore n'ont plus l'occasion de sentir comme auparavant le lait chaud tiré de leurs vaches. Ils doivent désormais se contenter de le voir passer rapidement dans un petit tuyau transparent de la trayeuse... Au fil des années, peut-être leur semble-t-elle lointaine, presque invraisemblable, l'époque où ils trayaient à la main leurs vaches; de même, les moments passés à écrémer le lait à l'aide d'une écrémeuse qu'ils nommaient « centrifuge », installée dans le portique de la cuisine d'été de la maison. À partir des années soixante, on voit apparaître l'écrémeuse dans certains parterres ruraux. Toutefois, elle ne servira pas d'ornement horticole chez Donat et Aurore. Tout comme d'autres instruments qu'ils utilisaient depuis belle lurette, mais qui sont devenus obsolètes et vétustes, ne seront pas visibles chez eux en tant qu'objets décoratifs, par exemple la baratte pour fabriquer leur beurre, le pétrin pour le pain « maison » d'Aurore, le godendart que Donat nommait « galandar », les petits bancs pour traire leurs vaches, etc.

 

 

 

Écrémeuse 

 

 

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Le premier décès

 

     Au printemps 1958, le bébé de la famille, une petite fille née le jour même du vingtième anniversaire de mariage de Donat et Aurore, réclame soudainement plus d'attention que d'habitude. Malgré des soins attentifs supplémentaires prodigués par Aurore depuis quelques jours, la santé du bébé ne s'améliore pas. Elle envoie l'un de ses fils téléphoner au docteur chez un voisin, car le téléphone n'est pas encore installé chez Donat. Lors de sa visite, le 3 avril vers les neuf heures du matin, le médecin juge qu'une hospitalisation du bébé n'est pas nécessaire et il lui injecte un médicament. La maladie n'est pas diagnostiquée; la méningite est soupçonnée. Un peu avant l'Angélus de midi, l'agitation subite et les convulsions du bébé couché dans sa bassinette placée près de la grande table de la cuisine attirent l'attention d'Aurore. Les plus jeunes enfants se tiennent sagement à l'écart, autour de la table. Ils observent la frénésie d'Aurore auprès de son bébé lorsque l'un d'eux perçoit une lumière sphérique et blanchâtre qui s'élève au-dessus de la bassinette...

 

     Le 3 avril 1958, Donat et Aurore vivent l'expérience la plus terrible que peuvent vivre des parents, celle de la mort d'un enfant… C'est le premier décès dans la famille, leur seizième enfant, leur bébé, leur petite fille de neuf mois… Elle est inhumée à St-Adelphe. C'est une épreuve qui les atteint vivement dans leur chair, qui va à l'encontre de l’ordre chronologique du temps et des générations, et sur laquelle ils ont du mal à mettre des mots. Faire le deuil d’un enfant, c’est long, très long, beaucoup plus long que ce qu'on peut imaginer; les parents qui traversent cette épreuve ne seront jamais plus « comme avant »...

 

 

 

La retraite et les autres décès

   

     Les enfants grandissent… Les mariages se succèdent… Donat voit la maison se vider graduellement. Ses espoirs de reprise de la ferme par l'un ou l'autre de ses fils ayant disparu et le poids des années ralentissant sa démarche, il se résigne à vendre ses animaux vers la fin des années soixante ou le début des années soixante-dix. Les bâtiments serviront désormais à l'entreposage et au bricolage… Le silo et le poulailler seront démolis… La soue à cochons et la boutique seront transformées en garage… Certains champs de culture seront loués à des voisins. Donat apprend à participer à certaines tâches ménagères. Lui et Aurore se réjouissent d'accueillir leurs premiers petits-enfants. Ils ont l'impression d'avoir plus de temps à leur accorder... 

 

     Le 4 mai 1973, Donat vend une grande partie de sa terre, celle des champs en cultures et en pâturages, à M. Rosaire Cossette, un cultivateur avoisinant du rang St-Joseph. Donat conserve l'érablière qui lui permettra de s'initier au ski de fond et de poursuivre la production de sirop d'érable dans la vieille cabane à sucre qui a été agrandie pour favoriser des repas conviviaux, lors de la visite de ses enfants et de ses petits-enfants. Ces derniers sont maintenant au nombre de sept…, on murmure qu'un ovule a rencontré dernièrement son partenaire pour la conception du huitième qui devrait naître en novembre ou décembre.   

 

     Donat et Aurore deviennent des retraités à plein temps et se permettent quelques voyages pour briser la routine. Ils effectuent leur baptême de l'air en s'envolant vers l'Ouest canadien et traversent les Rocheuses en autocar. Vers le début des années quatre-vingt, ils disent en confidence qu'ils reçoivent mensuellement des pensions de retraite plus élevées que leurs revenus mensuels gagnés auparavant. Tous leurs enfants, maintenant adultes, ont quitté la maison vers d'autres horizons, à l'exception d'un fils qui vit toujours avec eux, ses capacités ne lui permettant pas de devenir autonome. Ils ont le sentiment du devoir accompli en ayant transmis leurs valeurs du mieux qu'ils pouvaient et en ayant encouragé leurs enfants à faire des études qui permettront à chacun de développer ses talents. Aurore sentait particulièrement la nécessité de vouloir donner à ses enfants l'occasion de poursuivre leurs études : elle-même a été obligée d'abandonner les siennes au primaire.  

 

 

 

  

     En 1980, le décès de leur fils cadet les afflige… Celui-ci meurt à 24 ans d'un accident d'automobile, alors qu'il travaillait comme livreur pour un restaurant à Québec. Il est inhumé à St-Adelphe.     

 

 

     En 1987, pour le plus grand plaisir de la famille et malgré la maladie de Donat, lui et Aurore célèbrent leurs noces d'or à la Plage Bellevue de St-Adelphe. Voici l'extrait d'un texte produit par leurs enfants à cette occasion : 

« Je crois deviner que ce qui a fait marcher ces deux aventuriers, c'est une sorte d'amitié loyale l'un envers l'autre, c'est l'amour dans le cœur, c'est le cœur sur la main, c'est la main à la pâte…  Une amitié peut-être silencieuse, un amour peut-être discret, mais combien tenaces et efficaces…  sans doute parce que ce double sentiment était constamment lié à un sens aigu du devoir, lui-même aussi fidèle qu'un fanal de soirs d'hiver… »

 

 

 

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     Donat meurt le 1er février 1988 au Centre hospitalier St-Joseph de Trois-Rivières à l’âge de 80 ans, après de pénibles années à combattre un cancer, années durant lesquelles Aurore l'a patiemment entouré de soins attentifs. Il est inhumé le 4 février à St-Adelphe.

 

     De nombreuses années s'écouleront avant que Donat et Aurore ne soient réunis de nouveau. Ce sont des années de veuvage pendant lesquelles Aurore devra affronter d'autres deuils : celui du décès d'un fils en 1993 puis celui d'une fille en 2003. Elle effectuera son premier déménagement depuis son mariage, en vendant le 21 septembre 1988 la propriété du rang St-Pie à l'une de ses filles, pour s'établir dans une petite maison au cœur du village, non loin de l'église. Elle est en compagnie de son fils handicapé qu'elle gardera encore quelques années avant qu'il ne soit admis en famille d'accueil. 

 

     N'ayant plus d'enfant à sa charge, Aurore profite de son temps libre pour fréquenter le Centre de jour de St-Tite puis de Ste-Thècle. Elle obtient un Certificat de reconnaissance décerné à La personne la plus serviable, émis par le CSSS de la Vallée-de-la-Batiscan. Elle est nommée Mère de l’année de Saint-Adelphe le 28 mai 2006, en recevant un hommage du Comité des Aînés, de ses enfants et des paroissiens.

 

     Les 92 ans d’Aurore ne lui permettent plus de vivre seule en toute sécurité… Elle accepte péniblement d'entrer à la résidence Villa Notre-Dame de Saint-Adelphe en septembre 2007 et de vendre sa petite maison. 

 

     Le 9 avril 2009, Aurore est hospitalisée au Centre-de-la-Mauricie à Shawinigan-Sud. Elle y décède le 9 mai 2009, au seuil de ses 94 ans. Elle est inhumée le 18 mai à St-Adelphe.

 

     Aurore laisse dans le deuil ses douze enfants, ses vingt petits-enfants et ses vingt-trois arrière-petits-enfants. 

 

 

 

 

 

 

 

 

«««

 

 

 

Elle est partie comme meurt la clarté du jour au retour de la nuit,

s'en allant briller de l'autre côté des étoiles.

 

 

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À ma mère

 

Elle a fermé sa vie comme un livre d'images
Sur les mots les plus doux qui se soient jamais dits
Elle qui croyait l'amour perdu dans les nuages
Elle l'a redécouvert au creux du dernier lit.

Et riche d'un sourire au terme du voyage
Elle a quitté son corps comme on quitte un bateau
En emportant la paix, gravée sur son visage
En nous laissant au cœur un infini fardeau.

Elle souriait de loin, du cœur de la lumière
Son âme était si claire aux franges de la nuit
On voyait du bonheur jusque dans sa misère
Tout l'amour de la Terre qui s'en allait sans bruit.

Comme autour d'un chagrin les voix se font plus tendres
Un écrin de silence entourait nos regards
Les yeux n'ont plus besoin de mots pour se comprendre
Les mains se parlent mieux pour se dire au revoir.

Moi qui ne savais rien de la vie éternelle
J'espérais qu'au-delà de ce monde de fous
Ceux qui nous ont aimés nous restent encore fidèles
Et que parfois leur souffle arrive jusqu'à nous.

Elle souriait de loin, du cœur de la lumière
Et depuis ce jour-là je sais que dans sa nuit
Il existe un ailleurs où l'âme est plus légère
Et que j'aurai moins peur d'y voyager aussi.

Elle a fermé sa vie comme un livre d'images
Sur les mots les plus doux qui se soient jamais dits
Elle qui croyait l'amour perdu dans les nuages
Elle l'a redécouvert au creux du dernier lit.

Et riche d'un sourire au terme du voyage
Elle a quitté son corps comme on quitte un ami
En emportant la paix, gravée sur son visage
En nous laissant à l'âme une peine infinie.


Paroles et musique: Yves Duteil
Interprète: Yves Duteil (1987) [écouter]


 

 

 

 

 

 

 

En son temps,

le chagrin de l'absence s'efface devant la mémoire des souvenirs heureux.

 

 

 

 

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Conception

André Bordeleau

2011

En collaboration

 

 

Certaines dates et certains noms ne sont pas divulgués pour des fins de confidentialité.

Ce texte se veut un récit biographique et non pas un ouvrage de référence.

 

http://www.nosorigines.qc.ca/biography.aspx?name=Bordeleau_Donat&id=641595

 

 

 

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