Biographie Viau Cordelia



Biographie Viau Cordelia

L ’ a f f a i r e   C o r d é l i a   V i a u


Isidore Poirier et Cordélia Viau
(dessins de l'époque)

 

   Le 22 novembre 1897, dans le paisible village de St-Canut, à quelques milles de St-Jérôme, une macabre découverte marque le début d’une affaire tristement célèbre qui s’étalera bientôt dans tous les journaux partout au Canada, aux États-Unis et même dans le monde, et que certains ont appelé, en bons journalistes, L’effroyable boucherie de St-Canut. Le corps ensanglanté d’Isidore Poirier, menuisier de 41 ans, vient d’être retrouvé dans sa chambre, affreusement mutilé, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. Sa pauvre épouse, Cordélia, née Viau, en a fait la découverte ; mais elle sera bientôt accablée des pires soupçons par tout un village qui la calomniait déjà et qui maintenant la conspue.

 

   Isidore Poirier est né dans St-Henri, à Montréal, le 10 décembre 1855, fils de Joseph Poirier et Marie Trudeau. À 25 ans, il vit toujours chez ses parents et travaille comme voiturier. Puis il se fait menuisier et ouvre un petit atelier d’ébénisterie, qu’il vendra quelque temps plus tard pour chercher du travail à la campagne. C’est à l’âge de 33 ans, le 4 novembre 1889, qu’il se marie avec celle qui deviendra son épouse aimante… Cordélia Viau, fille de Noël Viau et Émilie Chauret de la paroisse de Ste-Scholastique. Ils vivront d’abord à Montréal avant de s’établir définitivement à St-Canut, à la demande du père Viau qui n’en peut plus d’être séparé de sa chère et tendre Cordélia.


   Car Cordélia, née le 22 juin 1865 à Ste-Scholastique, est son enfant chérie. Ses frères et ses sœurs, tous plus âgés qu’elle, ont reçu de l’instruction : ses trois sœurs sont institutrices, l’un de ses frères est devenu prêtre, et Cordélia ne devait pas être en reste. Elle reçoit l’éducation qui s’offre à l’époque aux jeunes filles de sa condition, et semble en tirer partie, car non seulement sait-elle lire et écrire, mais elle sait également lire la musique et se pique même d’une certaine culture, politique ou autre, recherchant la société plus ou moins relevée des intellectuels de pacotille agglutinés dans la ville naissante de St-Jérôme. Afin d’aider son mari Isidore à couvrir leurs dépenses courantes et à payer la charmante petite maison qu’Isidore a construit de ses propres mains sur le chemin de St-Canut, à la croisée de la montée de St-Colomban, elle offre ses services de couturière aux gens du village et des autres paroisses, métier qu’elle exerce depuis bien longtemps et dans lequel elle excelle. Son entregent, ses manières engageantes, contribuent sans doute à la rentabilité de cette affaire – et aux médisances des villageois sur son caractère.

 

   Car sa manière d’être, son indépendance d’esprit, dont Isidore ne semble pas désapprouver, ne fait pas l’affaire de ses concitoyens. D’aucuns la soupçonnent de graves péchés, sans en avoir la moindre preuve. Mais de toute manière, on juge que sa conduite n’est pas appropriée pour une femme de sa condition, l’épouse d’un menuisier de St-Canut ; et ses aspirations à un improbable statut de femme du monde sont jugées ridicules et inconvenantes. Isidore, quant à lui, jouit de toute l’estime de la population, car c’est un homme bon, travaillant, profondément catholique. Il est d’ailleurs le maître-chantre de l’église, celui qui dirige le chœur ; Cordélia, pour sa part, l’accompagne sur son harmonium. Elle est en fait l’organiste attitrée de la paroisse – au grand bonheur du curé Pinault, car avant que le couple Poirier achète cet harmonium, on disait la messe sans musique à St-Canut.

 

   Chante également dans le chœur un autre paroissien du nom de Samuel Parslow, d’une trentaine d’années, issu d’une famille unanimement respectée et assez bien considéré lui-même, bien qu’encore célibataire malgré son âge. C’est l’engagé de Poirier, son homme à tout faire, car il l’aide non seulement dans ses travaux de menuiserie, mais aussi à la maison. Samuel s’occupe en effet des corvées qui devraient échoir à Cordélia, mais dont elle ne peut s’acquitter à cause d’un mal de naissance qui l’empêche d’être en contact avec l’eau (probablement une forme d’eczéma). Ainsi, Sam passe beaucoup de temps dans la maison du couple Poirer, ce qui laisse place aux commérages. Non seulement cela, mais il y passe tout ce temps à faire des choses qui, toujours selon les habitants du minuscule village, devraient être la responsabilité de l’épouse.

 

   Ainsi va la vie des Poirier dans le village de St-Canut en cette fin du dix-neuvième siècle. Après quelques années, le bon Dieu leur ayant refusé un enfant, ils se sont plus ou moins résignés à cette vie. Isidore trime sans arrêt, du lundi matin au samedi soir, lorsqu’il y a du travail ; mais il doit fréquemment loger en d’autres paroisses où à Montréal, avec son épouse, pour remplir ses contrats. Le dimanche, il se rend, bien sûr, à la messe ; il s’occupe aussi, lorsque c’est la saison, du tabac cultivé dans sa cour, tabac qu’il revend en partie. Son penchant pour la boisson est bien connu, mais en cela, Isidore est loin de faire exception. Cordélia, pour sa part, passe le temps chez elle à coudre, à toucher l’harmonium et à recevoir des visiteurs, car ses soirées à St-Jérôme sont désormais chose du passé : elle et son mari ont décidé qu’elle aurait avantage à ne plus se commettre dans de telles fréquentations, du moins publiquement. Parfois, elle rend visite à son père ou à sa famille, et elle se trouve fréquemment à l’église du village pour faire la musique.

 

   En 1895, cependant, Isidore Poirier décide de s’exiler. Il part chercher du travail aux États-Unis, car dit-il, les choses ne vont pas assez vite : malgré toutes leurs ressources, lui et son épouse manquent d’argent. Il est vrai que sa femme Cordélia ne cesse de lui en réclamer. Il la laisse donc dans la maison de St-Canut, afin que la demeure soit entretenue en son absence.

 

   Le 15 septembre 1895, Isidore, alors à Fresno, en Californie, reçoit une lettre du révérend Pinault, curé de St-Canut. Elle dit simplement ceci : « Revenez de suite ou bien faites monter votre femme immédiatement. » Très contrarié, il lui répond un peu cavalièrement, et écrit à sa femme : « Voilà la lettre de Pino. Tu peut voir si ces une lettre à envoyer à un homme qui lui a temps rendu de service. […] Sa prend un curé effronté pour m’avoir envoyé quelque mot sant me donnée aucune raison. » Puis, le 23 septembre 1895 : « Pour l’amour du Bon Dieu, lâche donc toute l’ouvrage que tu fais à l’église et fait ton affaire. […] N’écoute pas les mauvaises langues, fait tes affaires droites et ne crin rien, mille caresse, autemps de bec, ton mari qui ne vit que pour toit, ISIDORE POIRIER. »

 

   Au village, on parle de visites clandestines, le soir, à la maison Poirier ; on mentionne également le nom de Samuel Parslow, qui passe encore beaucoup de temps chez Cordélia, ce qui est devenu un véritable scandale public. Et c’est la mère même de Sam Parslow qui demande au curé Pinault de communiquer avec le mari Poirier pour l’en informer, d’où cette lettre laconique si mal reçue par Isidore.

 

   Le 8 octobre 1895, il écrit à nouveau à sa femme, lui disant de se méfier de certains concitoyens : « il sont dangereux, ne t’en occupe pas, s’il te parle, ne leur répond pas », et il demande à sa femme de s’assurer si c’est bien Métille qui a laissé la lettre anonyme trouvée dans son châssis. À l’évidence, les choses se sont gâtées depuis qu’Isidore est parti, mais il ne connaîtra pas le fond de l’histoire avant de rentrer au pays, ce qu’il fait l’année suivante. Mais au lieu de revenir avec de l’argent, il s’est endetté.

 

   En septembre 1897, la situation s’est suffisamment dégradée pour qu’Isidore s’adresse à sa femme en ces termes : « Je suis bien décider d’enduré toute la peine que tu m’a faite et que tu me fera encorps à l’avenire. Merci, ma femme, merci de tout tes beau compliment, il ne me reste plus qu’à vivre dans la peine tout le temps de ma vie, plus de bonheur pour moi dans ce monde, il ne me reste plus qu’à demander à Dieu de venire me chercher au plus vite. » Et il signe avec ces mots énigmatiques : « Ton mari qui ne veut pas dire chéri, parce que j’ai trop mauvais nom. »

 

   Le 21 novembre 1897 est un jour de dimanche. Isidore est de bonne humeur et se repose à la maison, après une dure semaine de travail sur le chantier de la nouvelle église de St-Jérôme. Cordélia est allée aux vêpres avec Sam Parslow. Les deux reviennent ensemble chez les Poirier vers trois heures de l’après-midi. Vers les quatre heures, Cordélia se rend veiller chez son père, disant à Isidore qu’elle ne rentrerait pas cette nuit-là. Sam retourne bientôt auprès de sa mère malade, chez qui il passe la nuit, comme tous les soirs.

 

   Le lendemain, Cordélia rentre au village et se rend immédiatement à l’église pour un mariage. La célébration terminée, elle retourne chez elle, mais ne parvient pas à entrer : les portes sont barrées, les rideaux tirés, et son mari ne répond pas. Elle demande alors l’aide de son voisin Noé Bouvrette, qui réussit à entrer par une fenêtre. Cordélia attend sur le perron, se fait ouvrir par M. Bouvrette, et en entrant, elle lui aurait dit : « Allez voir où est mon mari ; je n’ose pas y aller, car j’ai souleur. »

 

   L’histoire ne dit pas si M. Bouvrette tremble lui aussi lorsqu’il pénètre dans la chambre. Toujours est-il qu’il y découvre une scène horrible : du sang sur les murs, du sang sur le plancher, et le corps du pauvre M. Poirier en travers du lit, égorgé, blessé au visage, au bras et à la main. Un couteau de boucherie est déposé sur l’oreiller. « Ah, le malheureux, il s’est suicidé ! » se serait écrié Cordélia en l’apercevant.

 

   On fait aussitôt appeler monsieur le curé. Mais les villageois, très vite au courant, s’engouffrent déjà dans la maison pour satisfaire leur curiosité ; le curé Pinault arrive enfin, fait mettre tout le monde dehors, et la maison est refermée. Cela n’arrête pas le gazetier Paul Gravel, venu de Montréal le jour même, car dès le lendemain s’étalent dans La Presse tous les détails du meurtre. Gravel récidivera dans les jours qui suivront, et les lecteurs du journal sauront tout des toilettes de Mme Poirier, de ses bijoux, de son harmonium et des polices d’assurance qu’elle a fait prendre à son mari pour un montant de 2000 $.

 

   La thèse du suicide, colportée au village les premiers jours, est bientôt écartée par l’examen du coroner et des médecins. Poirier a reçu plusieurs blessures mortelles qu’il n’aurait pu s’infliger lui-même, et des traces de lutte ont été découvertes dans la chambre. Il n’en faut pas plus pour que la population se mette à la recherche des coupables. Elle les a d’ailleurs déjà trouvés, et le journaliste Paul Gravel les a déjà dénoncés dans ses colonnes : c’est Cordélia Viau, la femme de Poirier, et son amant Sam Parslow qui ont tué le menuisier. Voilà plusieurs années qu’il se passe des choses louches autour de cette maison : les infidélités de la Poirier éclatent maintenant au grand jour. L’histoire fait sensation.

 

   Le détective McCaskill est chargé de l’enquête, lui qui a accédé à cette fonction quelques années auparavant en arrachant des aveux à un prisonnier : c’est sans doute à cause de ce talent d’« interrogateur » qu’on l’envoie. Après une enquête que l’on peut qualifier de sommaire, car les coupables ont déjà été désignés pour lui, il se rend chez Samuel Parslow pour le mettre en état d’arrestation ; le coroner Migneault et le grand connétable Brazeau vont trouver quant à eux Mme Poirier, qui loge chez Bouvrette. Les deux accusés, qui clament toujours leur innocence, sont alors conduits au palais de justice de Ste-Scholastique, puis enfermés dans la prison attenante.

 

   Entre-temps, le cadavre du malheureux Isidore, resté caché sous un drap dans la maison des Poirier pendant cinq jours, est enfin inhumé dans le cimetière de St-Canut, le 27 novembre 1897, comme en témoigne le registre de la paroisse. Théophile Poirier, frère du défunt, et Alexandre McKenzie ont signé.

 

   Le branle-bas de combat commencé à St-Canut se poursuit à Ste-Scholastique. Pendant que la population s’agite, McCaskill tente d’obtenir la confession de Cordélia Viau. Il lui dit que son complice Sam Parslow a parlé et qu’elle doit, par conséquent, accuser quelqu’un à son tour pour éviter la pendaison. Elle jette donc le blâme sur son homme à tout faire et présumé complice, Sam Parslow. McCaskill, afin que cette histoire soit entendue de témoins, la fait alors monter aux appartements du juge (où le coroner Migneault et le connétable Brazeau sont cachés derrière un paravent), prétextant qu’il serait inconvenant pour une femme de moisir ainsi au fond d’un cachot. Il fait répéter sa confession à l’accusée qui ne se méfie pas, pour le bénéfice du coroner et du grand connétable, puis la reconduit aussitôt à sa cellule.

 

   Un manège semblable se déroule dans la cellule de Sam Parslow, qui affirme désormais avoir été l’« esclave » de Cordélia, et l’instrument du crime qu’elle méditait depuis longtemps. Mais plusieurs points ne concordent pas avec la version de Cordélia Viau, qui affirme, notamment, avoir été absente lors du drame, alors que Parslow la situe avec lui dans la chambre, assise de l’autre côté du lit pendant qu’il achevait sa sinistre besogne.

 

   Le procès de Cordélia Viau s’ouvre au début de l’année 1898 à Ste-Scholastique, aujourd’hui Mirabel. L’affaire est dans tous les journaux. À la cour du palais de justice, on fait salle comble tous les jours. Plusieurs gens du coin sont appelés à la barre, dont la voisine des Poirier, Mme Noé Bouvrette, qui livre un témoignage incriminant. Le journaliste Paul Gravel, après avoir découpé de son propre chef un morceau du plancher de la chambre d’Isidore Poirier portant une empreinte de soulier (un soulier de femme, note-t-il) dans une tache de sang, soumet lui-même cet élément de preuve à la Cour. Comble de malheur pour l’accusée, les confessions recueillies par le détective McCaskill sont admises au procès par le juge Henri-Thomas Taschereau (le demi-frère de Louis-Alexandre Taschereau), malgré les méthodes peu orthodoxes employées par McCaskill. Le juge soumettra cependant cette décision à la Cour d’appel, qui devra l’examiner à l’issue du procès. Après quinze jours, les procédures se terminent par les remarques du juge et un verdict de culpabilité prononcé par les douze jurés.

 

   Le 7 juin 1898, ce verdict est cassé par la Cour d’appel. La manière dont les confessions ont été recueillies ne satisfait pas les juges de l’instance supérieure, et certains évoquent le témoignage reçu d’une femme de Montréal, chez qui Samuel Parslow avait été pensionnaire, et qui aurait trouvé des lettres d’amour signées C.V. dans ses affaires. Lesdites lettres n’ayant pu être produites au moment du procès, mais la preuve ayant tout de même été reçue par le juge Taschereau, la Cour d’appel ordonne la tenue d’un nouveau procès.

 

   Pour le second procès de Cordélia Viau, ses avocats tentent d’obtenir un changement de venue, afin qu’il ait lieu dans un autre district : selon eux, l’affaire a connu un trop grand retentissement pour que l’accusée soit jugée convenablement à Ste-Scholastique. Et c’est bien peu dire. Au premier procès, Cordélia avait déjà été invectivée par des gens qu’elle connaissait peut-être et qui, derrière le banc des accusés, lui murmuraient toutes sortes d’incongruités. Mais deux commerçants et tenanciers de Ste-Scholastique, pour qui l’affaire était rentable, feront circuler chez les notables du district de Terrebonne une pétition contre cette requête. En considération de cette pétition, chargée de la signature de maires, médecins et magistrats du district de Terrebonne, le juge Taschereau rejette la requête de la Défense.

 

   Le second procès de Cordélia Viau se tient donc à Ste-Scholastique, en décembre 1898. Lui non plus ne manquera pas d’irrégularités. Afin d’éviter que les témoins aient à réitérer tout ce qu’ils avaient confié au tribunal lors du premier procès (et de crainte qu’ils n’aient « oublié » les faits de leur propre témoignage), un jeune avocat du nom de Joseph Fortier, qui avait été témoin à charge lors du premier procès, se propose comme « lecteur ». Il aura à rappeler aux témoins le contenu exact de leurs déclarations, déposées un an auparavant. Après quoi, on se contentera de leur demander s’ils persistent dans leur déposition. Mais il y a également de nouveaux témoins… dont un des jurés qui avait rendu le verdict de culpabilité au premier procès !

 

   Pour comble, le juge Taschereau admet à nouveau les confessions des accusés obtenues par McCaskill, dont la validité a pourtant été remise en question par la Cour d’appel. Seul le témoignage de la dame qui prétendait avoir découvert les lettres d’amour de Cordélia Viau n’est pas réentendu (ou plutôt relu) lors du nouveau procès. C’est donc sans surprise que, le 16 décembre 1898, le second procès de Cordélia Viau se solde par un autre verdict de culpabilité. Voici donc une partie de la sentence prononcée par le juge :

 

Cordélia Viau, vous venez d’entendre prononcer le verdict terrible qui vous rend responsable de l’assassinat de votre mari, Isidore Poirier. […] Votre forfait est un des plus ignobles et des plus répugnants dans les annales du crime. Il a créé, dans toute l’étendue de notre province, et même à l’étranger, un scandale énorme, et les générations futures liront, avec terreur et dégoût, les détails horribles du drame de St-Canut. […] Vous êtes condamnée à retourner dans la prison commune de ce district et à y être détenue dans un lieu sûr et séparée de tous les autres prisonniers jusqu’au 10 mars prochain et là et alors, dans l’enceinte du mur de cette prison, à être pendue par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et que Dieu ait pitié de votre âme !

 

   Au jour fatidique, la cour de la prison est remplie à capacité. On a renforcé la grande porte d’une barre de fer contre la foule qui s’est massée au-dehors, et qui tente de l’enfoncer avec une lourde échelle servant de bélier. Des policiers ramènent les gens à l’ordre à coups de revolver. Dans l’enceinte, des fauteuils ont été installés, vendus au prix de 50 $ par le shérif Lapointe de la prison de Ste-Scholastique. L’échafaud du bourreau Radcliffe est prêt. Il est double, car Samuel Parslow est lui aussi condamné à la potence, malgré une recommandation signée par le jury à la fermeture de son procès, réclamant, pour l’« instrument du crime », la clémence de la Couronne.

 

   Les condamnés à mort, toujours dans leurs cellules, sont entourés de religieuses, d’ecclésiastiques, de leurs avocats et de leurs proches parents. La vieille mère de Parslow, éplorée, ne peut se résigner à faire ses adieux. Quant au père de Cordélia, âgé de plus de quatre-vingts ans, il a tout bonnement perdu la raison. À huit heures du matin, les suppliciés sont conduits au gibet sous les huées de l’assistance. Parslow n’est plus qu’une épave. Cordélia, elle, se tient bien droite. Quelques instants plus tard, le bourreau Radcliffe actionne le levier qui abaissera la trappe, et tout est fini.

 

   Ou presque. Car la curiosité morbide et le sadisme des spectateurs ne sont pas encore repus. Sitôt la trappe tombée, ils se ruent vers l’avant pour déchirer les toiles placées sous l’échafaud et destinées à voiler la vue des suppliciés à l’agonie. Des médecins sont déjà à leur côtés afin de prendre leur pouls, et il sera déterminé, avec toute la rigueur scientifique de l’époque, que Cordélia Viau a mis six minutes et demie à trépasser, alors que le cœur de Samuel Parslow battait encore après dix minutes. Puis, dernière infamie avant de les livrer au repos éternel, leurs cagoules sont arrachées, dévoilant le rictus des pendus.

 

   On se demande aujourd’hui comment les autorités ont pu tolérer de telles inconduites. La vérité est que, à cette époque, en dehors de Montréal, les autorités étaient pratiquement absentes, et les criminels étaient souvent livrés à la vindicte populaire.

 

   Le corps de Sam Parslow a été mis en terre le 10 mars 1899, jour de l’exécution, au cimetière de St-Canut. Cordélia Viau, qui craignait d’être enterrée vivante, a été inhumée le lendemain.

 

   L’histoire que vous venez de lire, de par son grand retentissement, et à cause des faits troubles qu’elle relate, ne fut pas oubliée de longtemps. Elle a longuement été discutée et chantée dans les chaumières, plusieurs années après la mort des condamnés. Durant leurs procès, et à plus forte raison le jour de leur pendaison, on se demanda si les deux accusés étaient réellement coupables du crime qui leur était reproché. Cette interrogation subsiste aujourd’hui, et il semble peu probable que toute la lumière soit faite un jour sur l’affaire Cordélia Viau et le meurtre d’Isidore Poirier.

 

   Peu après le dénouement du drame, paraît chez l’éditeur George A. Benoît un petit livre anonyme intitulé Histoire d’un crime horrible : récit complet et inédit des amours criminelles des Cordélia Viau et Sam Parslow [etc.], en deux parties (voir le lien donné en bibliographie). La première partie est un récit assez complet des événements de l’affaire Cordélia Viau : il reflète la mentalité bien-pensante de l’époque, profondément misogyne et phallocrate, celle-là même qui a conduit Mme Poirier à la potence. Ainsi, l’homme pieux et modeste, bien au fait de sa condition de misérable journalier (mais aussi de chef de famille), peut bien avoir tous les défauts qu’il voudra : il sera toujours mieux considéré que la femme insoumise, entreprenante et ambitieuse, elle qui, bien souvent, aura recours aux charmes du Malin pour parvenir à ses fins.

 

   Quant à la deuxième partie du livre, il s’agit d’un récit purement fictif (mais présenté comme authentique) des « amours criminelles » de Cordélia Viau. L’auteur, qui se défend de verser dans le sensationnalisme dans un avant-propos moralisateur intitulé Une leçon terrible, perd ici toute crédibilité. Le livre est d’ailleurs « agrémenté » de nombreux dessins illustrant la scène du crime, les protagonistes et même le cadavre, à la manière des gazettes et journaux de ce temps-là (notre époque ayant eu droit à la photographie). Ainsi, ce récit anonyme ne vaut pas tant pour la véracité des faits qu’il rapporte ; mais il jette un éclairage intéressant sur le contexte socio-historique qui a vu l’exécution de ces deux malheureux, coupables ou non.

 

   En 1976, Pauline Cadieux publie un livre sur Cordélia Viau, le fruit de plusieurs années de recherche. Elle se souvenait de l’histoire de cette femme dont on avait si souvent discuté chez ses parents. La deuxième édition de son livre devenu best-seller, Cordélia ou La lampe dans la fenêtre, dont s’inspire largement le présent récit, paraît en 1979. L’auteur y présente Cordélia Viau sous un jour favorable, et met en doute la culpabilité des condamnés. Mme Cadieux se défend de vouloir étayer une thèse ; mais son récit, très habilement raconté, rapporte comme authentiques des faits importants dont les sources ne sont pas clairement identifiées. Elle écrit : « J’ai voulu présenter à d’éventuels lecteurs tout ce qui me semblait de nature à leur permettre de se faire une opinion personnelle de la culpabilité ou de la non-culpabilité d’une femme que l’on avait exécutée si allègrement » (p. 209).

 

   Ainsi, plusieurs questions demeurent sans réponse. D’où viennent ces histoires où l’on entend parler de visiteurs clandestins rôdant « à la brunante » autour de la maison de Cordélia Poirier ? Ou celles de ses sorties à St-Jérôme, où elle se serait fait des amis masculins pas toujours très recommandables ? Qu’est-ce qui a poussé Isidore Poirier à partir en Californie en 1895, et pourquoi était-il si démonté en septembre 1897, alors qu’il n’avait jamais douté une seule fois de la vertu de sa femme, même après les avertissements du curé Pinault ? Pourquoi a-t-on permis le pillage de la maison des Poirier par un vulgaire gazetier de Montréal, et confié l’enquête à un détective irlandais qui ne parlait pas un mot de français et qui effectua un travail bâclé ? Pourquoi n’a-t-on pas remis en question les preuves trouvées sur le lieu du crime, dérangées maintes et maintes fois par villageois et journalistes ? Et pourquoi a-t-on permis, deux fois plutôt qu’une, qu’un procès soit conduit dans l’anarchie la plus totale, discréditant tout le processus judiciaire et la justice elle-même ?

 

   Était-ce pour pendre une femme dont on voulait se débarrasser, ou parce qu’on ne savait faire mieux ? Le juge Taschereau, dont les interventions nous montrent un homme d’assez grande envergure, n’aurait-il pas pu, lui, réparer les torts faits à la justice dans cette affaire ? Il semble que, comme de nombreux autres (mais pas tous), il n’ait pas cru bon de le faire parce qu’il était convaincu de la culpabilité de la femme Viau.

 

   Un jour, peut-être, le mystère pourra-t-il être éclairci. Mais avant de tourner la page sur ce sombre épisode de notre histoire, que l’on peut désormais aborder sans fausse pudeur, ayons une pensée pour ces malheureux et ces malheureuses qui ont injustement trouvé la mort chez nous, au nom de la justice humaine.

 

   Cordélia ou La lampe dans la fenêtre a fait l’objet d’un film, Cordélia, réalisé par Jean Beaudin en 1980. L’histoire de Cordélia Viau a aussi été racontée dans le cadre de la série Les Grands Procès en 1995.



Daniel Lauzon

Montréal, septembre 2009

 


Bibliographie

 

Cordélia ou La lampe dans la fenêtre, de Pauline Cadieux. Éditions Libre Expression, 1979.

 

Histoire d’un crime horrible : récit complet et inédit des amours criminelles des Cordélia Viau et Sam Parslow et de leur terrible dénouement, le meurtre d’Isidore Poirier et la double pendaison de Ste-Scholastique, d’un auteur anonyme. George A. Benoît Éditeur, ?1899. Copie microfilmée disponible en ligne.


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