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Né d’une famille nombreuse, Ernest Trotier est un idéaliste épris de liberté et ouvert aux idées nouvelles. Son père, à l’emploi du Canadien national, déplaçait sa famille au gré des assignations. À l’adolescence, il fut appelé à vivre à Saskatoon dans l’Ouest canadien. Il y devint parfaitement bilingue. Il en repartira blessé d’avoir dû subir les injures et les menaces que lui valait, dans son propre pays, sa volonté de s’exprimer en français. Tout au long de sa vie, il resta marqué par cette expérience. De là son implication constante à la promotion du devenir du Québec, de la culture française et de l’identité des Canadiens francophones. Il devint un fidèle des écrits du chanoine Lionel Groulx et du journal Le Devoir fondé par Henri Bourassa. À l’instar de ses maîtres à penser, il s’activa dans son milieu de vie à éveiller le besoin impératif d’une transition entre un Québec ancien et un Québec nouveau.
Son parcours privé
Après ses études, il entre à l’emploi de la Compagnie des Chemins de fer nationaux du Canada (CNR) pour y commencer une carrière qui devait en principe être des plus prometteuses. Peu de temps après, le destin frappe: la première guerre mondiale amène son employeur à l’affecter à des tâches dites essentielles. Il est assigné temporairement aux trains de marchandises qui desservent les régions de l’Abitibi et du Nord-Est ontarien. C’est au terme de cette expérience qu’il est nommé chef de gare et télégraphiste à Baie-Saint-Paul.
Les derniers travaux de construction de la voie ferrée devaient prendre fin peu après son transfert; ils sont brutalement perturbés par une rageuse haute marée qui cause d’importants dommages aux assises de la voie sur plusieurs milles. Aucun train ne pouvait donc circuler sauf entre Pointe-au-Pic et Clermont (La Chute). La compagnie l’affecte alors à cette gare pour satisfaire les besoins de transport entre le moulin de Clermont (La Chute) et le quai à eau profonde de Pointe-au-Pic. En peu de temps, il tombe sous le charme de ce pays à part . Charlevoix devient pour lui, en quelque sorte, un cadeau des dieux.
Au début, à Baie-Saint-Paul, jeune citadin dans la mi-vingtaine, de petite taille mais de belle allure, il intrigue son milieu d’adoption et le monde rural omniprésent à cette époque. La population de Baie-Saint-Paul ne comptait pas quatre mille âmes. L’intégration à son nouveau milieu fut malgré tout rapide et sans retour malgré la méfiance qu’inspirait auprès d’une certaine fraction de la population son statut d’étrange. Il y fonde sa famille en 1920 et s’installe à demeure.
Sa première épouse et sa seconde étaient toutes deux originaires de Charlevoix. À deux reprises, le Canadien national lui offre d’importantes promotions : la première, à la direction de la gare de Trois-Rivières; la seconde, peu de temps après, à la direction de la prestigieuse Gare du Palais à Québec. Ses refus furent sans équivoque.
Lorsque les circonstances l’amenèrent à exposer publiquement ses idées sur l’avenir politique de la province, ce fut un choc pour l’élite du temps, inféodée au fédéralisme.
Combien de citoyens unilingues francophones aura-t-il aidé à saisir la portée de documents en langue anglaise en provenance d’institutions commerciales ou financières de l’époque! Grâce à cette ouverture aux autres, il aura réussi à créer d’excellents liens d’amitié dès les premières années de son arrivée à Baie-Saint-Paul. Il était un musicien accompli au piano et au violon. De plus, il était un liseur passionné. Sa bibliothèque contenait les livres des meilleurs auteurs du temps. Après la construction de sa maison, rue Sainte-Anne, moins de deux ans après son arrivée, il commença la collection de toutes les coupures de journaux qui se rattachaient le moindrement au progrès social et économique de Charlevoix. Son rêve de futur retraité était d’en écrire l’évolution et l’histoire. Lorsque les circonstances l’amenèrent à exposer publiquement ses idées sur l’avenir politique de la province, ce fut un choc pour l’élite du temps inféodée au fédéralisme. Il était devenu, pour certains, un adversaire à combattre. Parler de l’avenir du Québec notoirement en retard sur les autres sociétés de l’Amérique du Nord et en particulier sur celle de l’Ontario, parler de modernisation, de rattrapage constituait un langage déviant, voire séditieux et tout à fait contraire à la culture politique de l’époque. Pourtant, sous l’effet de l’industrialisation et des percées de la science, la physionomie du Québec se modifiait lentement.
Pour sa famille, Ernest Trotier fut un père exemplaire. Il s’est efforcé de transmettre à ses enfants la conception qu’il s’était faite de la vie. Tous se souviennent de sa hauteur d’esprit et de cœur ainsi que des sacrifices qu’il s’est imposé pour qu’ils poursuivent leurs études post-secondaires et supérieures. Son parcours public
Toujours guidé par son idéal progressiste, il s’implique intensément dans le développement social et économique de Baie-Saint-Paul et même de Charlevoix en participant à divers mouvements et associations. Il a œuvré notamment à titre de co-fondateur ou de collaborateur de premier plan à la fondation de la Chambre de commerce, à la section locale des Chevaliers de Colomb, aux journaux Le Phare et Le Réveil. Il joua un rôle important en regard de l’ouverture de la mine de fer de Saint-Urbain et de l’amélioration du réseau routier de Charlevoix. En 1935, sous l’influence de deux amis politiques, Paul Gouin et André Laurendeau, il se porte candidat de l’Action libérale nationale dans l’immense comté de Charlevoix-Saguenay. Surprise! Il est élu. Malheureusement, le décompte des votes lui est fatal. Son message n’aura pas été entendu au Saguenay. Il aura été le député d’un soir. Sa vie lui a tout de même donné raison avec l’avènement de la Révolution tranquille de 1960. Tel qu’il était, authentique, progressiste et visionnaire, le nom d’Ernest Trotier est indissociable à la fois de la petite histoire de Baie-Saint-Paul et de la grande histoire de Charlevoix.
Par ailleurs, l’intervenant politique en lui brûlait du besoin de s’exprimer plus concrètement. La vie a voulu qu’il joue auprès d’un ami ministre le rôle de mentor. Il n’était pas sa parole mais une grande partie de sa pensée. Reconnu pour sa franchise et sa droiture, ce ministre a souvent rendu hommage à son mentor en déclarant que ses œuvres reposaient sur le savoir et la vision politique et sociale d’Ernest Trotier. Ce ministre réalisa en effet une foule de réformes qui portaient son empreinte. Tel qu’il était, authentique, progressiste et visionnaire, le nom d’Ernest Trotier est indissociable à la fois de la petite histoire de Baie-Saint-Paul et de la grande histoire de Charlevoix. Sa fille aînée Madeleine connue sous le nom de madame Otis, la seule qui ait élu domicile en permanence à Baie-Saint-Paul, a été largement inspirée par le modèle que lui a légué son père. Elle aussi laissera une trace qui sera dans le prolongement de celui qui l’a inspirée.
En reconnaissance pour son implication sociale et économique à Baie-Saint-Paul durant plus de quarante ans, le maire Jean Fortin annonçait publiquement en décembre 2005 que la nouvelle rue qui se dirige vers la rivière du Gouffre et parallèle à la voie ferrée portera le nom Ernest-Trotier.
Ernest Trotier aura consacré sa vie entière au service des citoyens de Baie-Saint-Paul depuis l’arrivée du premier train en 1919 jusqu’à sa retraite. Il aura donc été un acteur privilégié et un témoin de l’ouverture de la région vers sa modernité.
Québec, 1er mars 2005 (texte de son fils André) |