Biographie Testard Gaston-Henri
L’inte´re^t que je porte a` notre litte´rature m’a fait un devoir de recueillir, pour les sauver du naufrage, ces pages de mon fre`re ai^ne´, fragments d’une oeuvre diversifie´e par une vie hasardeuse, d’une oeuvre de´plorablement interrompue par une mort pre´mature´e...
De´ce´de´ a` Montre´al, le 30 octobre 1914, au milieu de sa quarante-cinquie`me anne´e, Gaston de Montigny a laisse´, parmi sa ge´ne´ration, un picaresque souvenir que le temps n’a pas manque´ d’oblite´rer. Dans le corte`ge de ses fune´railles, j’entendis quelques vieux scribes e´voquer a` son sujet les noms de Villon, de Gringoire et de Verlaine, et je reconnus que le don poe´tique n’est pas toujours l’apanage des gens range´s. Si, plus souvent qu’a` son tour, Gaston s’est laisse´ aller a` des escapades notoires et si la vie de bohe`me lui agre´ait a` certains moments, il s’e´tait pourtant fixe´, de bonne heure, un objectif supe´rieur auquel il ne manqua jamais de revenir.
Sur le point de choisir une vocation, il a de´ja` constate´ que les professions dites libe´rales attirent et de´voient trop de campagnards qui serviraient mieux leur pays en appliquant a` l’exploitation du sol les connaissances acquises a` l’e´cole. Humanitaire de tempe´rament, avec des propensions a` l’apostolat, il bru^le de faire oeuvre « patriotiquement utile », de pousser ses compatriotes a` secouer le joug qu’ils supportent trop volontiers, de les tirer des routines qui entravent leurs progre`s. Pendant ses deux dernie`res anne´es de colle`ge, a` Joliette (1888-1890), il organise, instruit et commande un corps de cadets pour initier ses condisciples au maniement des armes et a` la re`gle militaire. Ses e´tudes
classiques termine´es, il entre comme officier au 65e re´giment des Carabiniers Mont-Royal, puis inaugure une e´cole d’escrime avec l’ancien capitaine Legault, un mai^tre tireur d’e´pe´e, devenu directeur de la police municipale. Mais de bonne heure il a forme´ des projets d’agriculture et de colonisation. En juillet 1892, il saisit l’occasion de prendre des lec¸ons d’apre`s nature, et accompagne le P. Charles- E´douard Paradis dans un e´tablissement de colons au nord du lac Te´miscamingue. L’entreprise du P. Paradis e´choue apre`s quelques mois, et Gaston s’embarque pour la France en vue de suivre des cours a` l’E´cole nationale d’agriculture de Grignon. Avant me^me de se rendre en Seine-et-Oise, il s’attarde a` Paris et se de´lecte a` regarder les gais bataillons qui de´filent par les boulevards; son humeur militaire remonte et le de´cide a` s’engager dans l’arme´e franc¸aise. On l’expe´die a` la Le´gion e´trange`re, a` Sidi-bel-Abbe`s ou` il se lie d’amitie´ avec son commandant, le colonel Georges de Villebois- Mareuil, qui devait un peu plus tard trouver une mort glorieuse au Transvaal. Ne me demandez pas de raconter les expe´ditions de Gaston au Maroc et en Alge´rie, ses randonne´es au pays du myste`re et des mirages; il re^vait d’espace, de solitude, d’impre´vu, de pittoresque, et en trouva tout son sou^l pendant les cinq anne´es qu’il ve´cut la`-bas.
Comme toutes ses e´tudes libres ont porte´ sur l’e´conomie sociale et politique, ses e´quipe´es successives avivent son ambition de servir son pays. Il veut payer d’exemple et choisit, pour s’y e´tablir comme colon, deux agre´ables lots du comte´ d’Argenteuil a` l’extre´mite´ du Lac-a`-la-Chai^ne que les gens du canton de Montcalm appellent commune´ment lac Sapin. En aou^t 1898, il commence la construction d’un chantier en bois rond. Le mois suivant, son fre`re Guy, qui re^ve aussi de terres neuves, va le rejoindre. A` eux deux, ils ache`vent le ba^timent, plus spacieux, mieux e´claire´, plus e´le´gant me^me, ma foi, que ne sont, pour la plupart, les cabanes de troncs d’arbres ou` les colons installent en ha^te leur famille. L’automne est aussi radieux que l’enthousiasme des deux jeunes de´fricheurs. Par malheur, un feu d’abattis atteint la jolie maison a` peine termine´e, la re´duit en cendres avec le mobilier, vingt ou trente volumes qui composent la bibliothe`que, et tout un amas de notes et de manuscrits. De´courage´s, les deux sinistre´s se re´fugient au village des Seize-I^les, a` un mille a` peine de leur domaine ravage´.
De`s le lendemain, Gaston prend le train de Montre´al, s’y approvisionne de nouveau et retourne a` l’emplacement qu’il s’est ame´nage´, pour s’y reconstruire. La neige commence a` tomber; l’hiver force les deux fre`res a` remettre au printemps l’exe´cution de leur projet. Ils passent plus de trois mois aux Seize-I^les ou` ils font la classe a` la jeunesse du village, entre de fre´quentes visites au de´sert enneige´ qu’est devenu leur e´tablissement du Lac-a`-la-Chai^ne. Le printemps n’a pas encore sonne´ qu’ils reprennent leurs travaux de de´fricheurs; mais des difficulte´s retardent de mois en mois la construction d’un nouveau chantier. Gaston revient a` Montre´al pour assister aux derniers moments de son pe`re; puis il regagne le lac Sapin et passe l’automne a` clairer ses lots. La nouvelle habitation reste a` l’e´tat de plan, et les deux fre`res, de´moralise´s par « le vandalisme des marchands de bois » (que Gaston ne manquera pas de de´noncer), renoncent provisoirement a` leur entreprise de colonisation. Guy retournera plus tard au lac Sapin, pour y ba^tir enfin une maison, et Gaston l’y rejoindra en 1906. Mais le cadet a pris femme, et les usurpations de l’industrie forestie`re sont toujours plus qu’ailleurs a` redouter dans ce comte´ d’Argenteuil. L’ai^ne´ quitte le Lac-a`-la-Chai^ne avec le dessein de se de´couvrir un autre lopin de terre boise´e dans un canton moins expose´ aux de´pre´dations. Toutes ces contrarie´te´s ne provoque`rent-elles pas aussi quelque acce`s de bougeotte chez ce chevalier errant, ce nomade, ce coureur des bois, de me^me que l’obsession de mouver reprenait trop souvent le pe`re de Maria Chapdelaine?
Ses expe´riences autorisaient de´ja` Gaston a` de´terminer, a` de´voiler en connaissance de cause les embarras, les contraintes et les impositions abusives qui empe^chent le peuple canadien-franc¸ais d’accomplir son e´volution. Il se plonge dans l’analyse de nos proble`mes sociaux avec le de´sinte´ressement, l’ardeur et la passion qu’il met a` toutes ses entreprises. Il en vient sans peine a` de´gager les vices des re´gimes que nous subissons par accoutumance ou par veulerie; et les re´formes qu’il va pre´coniser s’inspirent d’un bon sens frappant. Il avait, de malheur, la nai¨vete´ de croire a` la souverainete´ du bon sens, de s’imaginer qu’il suffit de de´noncer un abus pour le supprimer. Il ne pouvait admettre que les meilleures institutions de´mocratiques sont fonde´es sur des compromis.
...Que je pactise? Jamais!
Aussi connut-il les de´ceptions, les amertumes et les de´gou^ts.
Ses amis, qui lisaient ses e´tincelantes chroniques au Monde, au Journal, puis aux De´bats, le presse`rent de pre´parer un ouvrage de librairie; ils lui pre´sente`rent me^me un imprimeur pour e´diter son premier livre. Au lieu de re´unir en volume ses chroniques d’actualite´ qui commenc¸aient a` lui cre´er une re´putation, Gaston pre´fe´ra saisir l’aubaine pour publier un manuscrit de conside´rations pratiques, E´toffe du pays1. Et, en manie`re de colophon, il annonc¸ait deux autres livres « en pre´paration »: Vers le re^ve (Questions sociales canadiennes) et Contre l’impe´rialisme (E´tude d’e´conomie politique). Ces deux ouvrages n’ont jamais paru. Peut-e^tre ne furent-ils pas acheve´s; peut-e^tre sont-ils de ceux qu’on ne retrouvera jamais. En tout cas, l’annonce qu’il en donnait atteste sa pre´occupation d’e´clairer ses compatriotes, pluto^t que de briller lui-me^me. Cette volonte´ de servir se confirme dans le Livre du Colon2 dont il fournit le texte au ministe`re provincial de la Colonisation.
Gaston dit au colon:
L’agriculture n’est pas seulement un me´tier qui repose sur la force des bras; c’est une science qui repose sur la raison, le calcul et le jugement... Le colon qui re´ussit n’est pas celui qui travaille le plus fort; c’est celui qui travaille le plus sense´ment.
Et durant plus de cent pages in-8, comme une jeune maman apprend le cate´chisme a` ses marmots, il enseigne au colon a` raisonner, a` calculer, a` juger; il lui indique les moyens de travailler sense´ment, afin de se tirer d’affaire et de re´ussir.
Pre´sente´e dans une e´dition minable, son E´toffe du pays ne devait pas inte´resser les snobs de notre litte´rature. Nos intellectuels ne pouvaient non plus s’attendre a` une de´monstration aussi judicieuse et aussi pressante de la part
d’un journaliste de trente ans qui n’avait jusque-la` manifeste´ son esprit que par ses outrances et sa virtuosite´. Ses frasques cachaient pourtant un penseur, un e´conomiste et un patriote, dont ce petit livre donne de´ja` la mesure. Maintenant que les anne´es ont expurge´ la me´moire de l’auteur, je souhaite que cette modeste et solide E´toffe du pays tombe entre les mains de ceux de nos jeunes gens qui aspirent a` la politique, non pour s’en faire un tremplin d’arrivisme, mais pour remplir un ve´ritable ro^le national. Ils y trouveront d’abord, de´montre´es a` l’e´vidence, les raisons capitales qui nous obligent a` mieux e´tudier, pour le mieux connai^tre, notre Canada:
Ceux chez qui subsiste la vivifiante espe´rance de voir le pays s’e´lever graduellement, de triomphe en triomphe, pour se placer un jour au rang des grandes nations contemporaines, ne peuvent qu’exprimer le de´sir de voir du me^me coup la jeunesse canadienne puiser de plus en plus, dans un enseignement exclusivement canadien, des notions qui feront, des ge´ne´rations de l’avenir, des ge´ne´rations de Canadiens.
L’ennemi national, c’est le cosmopolitisme. Et nous ne parviendrons a` re´agir contre cet envahissement qu’en de´veloppant au sein de la nation le le´gitime orgueil de se reconnai^tre aussi bien doue´e que les nations les mieux doue´es des deux continents...
Nous d’abord! Car nous ne deviendrons quelque chose qu’en devenant nous-me^mes, et nous ne deviendrons nous- me^mes qu’en acque´rant, par la constatation de notre valeur, la confiance sans laquelle les aspirations les plus sublimes des individus et des peuples sont fatalement voue´es a` tous les de´couragements qu’enfantent la timidite´, la crainte paralysante et le doute abrutisseur...
Et j’aime a` croire qu’en vulgarisant au sein de nos populations les fastes de notre histoire, en nous familiarisant davantage avec les ressources physiques d’un sol relativement inviole´, nous aurons adopte´ le meilleur moyen d’activer, en le justifiant, un patriotisme qui, pour e^tre aujourd’hui magnifiquement vivace au coeur du Canadien, n’en demeure pas moins un sentiment qui tient pluto^t du platonisme, parce qu’il ne repose encore sur aucune notion positive de notre opulence et de notre grandeur possibles.
D’ou` Gaston tenait-il cet altruisme, ce ze`le, ce gou^t des armes et des lettres? Plusieurs de ses ance^tres, affame´s d’he´roi¨sme, avaient gagne´ la Croix de Saint-Louis sur les champs de bataille de la Nouvelle-France. Son pe`re me^me fut cre´e´ Chevalier de l’Ordre militaire de Pie IX en te´moignage de l’exemple qu’il donna a` la jeunesse canadienne lorsqu’il s’engagea le tout premier parmi les zouaves pontificaux pour aller de´fendre les E´tats du pape envahis par l’arme´e pie´montaise au lendemain de la bataille de Castelfidardo (18 septembre 1860). Libe´re´ apre`s dix-huit mois de campagne en Italie, Benjamin-Antoine Testard de Montigny revint au Canada pour reprendre la pratique du droit. Il fut biento^t nomme´ magistrat stipendiaire a` Saint-Je´ro^me, puis recorder a` Montre´al ou` il exerc¸a cette charge de judicature jusqu’a` ce que la maladie l’eu^t contraint a` demander sa retraite, quelques mois avant sa mort (15 aou^t 1899). Ve´ne´re´ comme un saint par des milliers d’humbles gens et de mise´rables auxquels il avait en secret prodigue´ les marques de sa mansue´tude et de sa charite´, le pe`re de Gaston e´tait aussi fe´ru de patriotisme. Les re´cre´ations que lui laissaient le soin et le souci d’une tre`s nombreuse famille consistait a` e´crire de chroniques et des livres qu’inspire l’unique pre´occupation de servir ses compatriotes et de leur rendre la vie moins dure. Aussi Gaston ne manqua-t-il pas de de´dier son premier livre a` la me´moire de son pe`re et inspirateur, en lui rendant cet hommage: « Il a aime´ son pays – et l’a prouve´ ».
Doit-on s’e´tonner qu’un cerveau d’artiste engendre a` la fois autant d’ide´es utilitaires et poursuive un re^ve aussi terrien? En tout cas, voila` bien ce qui se´pare Gaston des malheureux Le´lians auxquels la le´gende laurentienne a pre´tendu l’apparenter. Nous avons entendu ces pauvres he`res, entre Verlaine et Villon, se douloir3 en des geignements scande´s sur leur mise`re intime et leurs propres bobos. J’ai peu souvent trouve´, dans leurs admirables ballades, la moindre expression de ce patriotisme et de cette universelle pitie´ que de´ce`le la pie`ce la plus gre^le de Gaston et qui impre`gnent son oeuvre d’un bout a` l’autre. Tout au rebours de certains litte´rateurs d’avant-garde qui se rapprochent de ces « poe`tes maudits » en cultivant un narcissisme qui verse parfois dans le crapuleux, il nourrissait un re^ve national dont ces marmiteux e´le´giaques ne semblent point s’e^tre charge´s. Son socialisme mystique l’apparentait pluto^t a` Charles Pe´guy, et si bien que certaines pages de Gaston, e´crites a` une e´poque ou` nous n’avions encore rien lu, chez nous, des Cahiers de la Quinzaine ni des autres ouvrages de leur fondateur, rendent e´tonnamment une note pe´guyenne. Et pourtant sa tournure d’esprit et toutes ses expe´riences e´voquent davantage un autre fameux poe`te, grand ami de la lune.
Musicien, peintre, poe`te, botaniste, physicien, militaire, coureur des bois, naturaliste, grand voyageur, come´dien, e´conomiste, voire me´decin, curieux de tout connai^tre et ne s’arre^tant a` aucune de toutes ces carrie`res qui lui souriaient tour a` tour, il aurait pu se re´server l’e´pitaphe de Cyrano: « Qui fut tout, et qui ne fut rien. »
Comme le sieur de Bergerac, Gaston de Montigny grandit et se forme l’esprit dans l’atmosphe`re d’inde´pendance et de laisser-aller qui re`gne en province. Il s’instruit d’abord a` sa guise, surtout a` l’e´cole buissonnie`re, et se forge une destine´e grandiose et charmante qu’il poursuivra toute sa vie, a` travers les aventures et les rebuffades. Il y croit, a` sa destine´e, comme au sommet des Laurentides un sapin embaume tant que son plumet nargue les vents; il s’y fie tout autant qu’Henri IV s’exaltait de son panache. Il fait des armes, avant de s’adonner aux lettres et a` la philosophie. Il se bat volontiers pour un vers, ou pour des prunes. Quant a` la fortune, il s’en moque; il s’inquie`te peu de se pre´parer un e´tat, et encore moins de s’attacher un protecteur: « Non, merci! » Les conventions mondaines le rebutent. Lorsque son pe`re s’avisa de lui procurer un habit noir pour l’envoyer a` une re´ception, apre`s sa sortie du colle`ge, Gaston s’y sentit tellement incommode´ et y parut si de´gingande´ que, de`s le lendemain, il mit son frac, non pas au crochet de sa garde- robe, mais au clou. Comme son arrie`re-cousin Cyrano, « il redouta l’amante a` l’oeil moqueur ». La mode et la toilette le scandalisaient:
Moi, c’est moralement que j’ai mes e´le´gances. ...............
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanache´ d’inde´pendance et de franchise;
Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon a^me que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache, Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds, Sonner les ve´rite´s comme des e´perons.
Excentrique, au sens e´tymologique du terme, Gaston se montrait re^veur ou re´aliste, me´ditatif ou joyeux; ses oeuvres e´parses sont imbues tanto^t d’espe´rance et tanto^t de renoncement; elles contiennent autant de rires que de sanglots. Son anxie´te´ perce a` travers ses joyeusete´s les plus franches; elle se trahit dans ses chroniques les plus joviales; elle se formule en toutes lettres dans Partir:
Pourquoi partir?.. C’est pour de´serter la mise`re de l’heure pre´sente que l’on s’en va, joyeux par anticipation, cre´dule, nai¨f, berce´ d’une illusion toujours de´c¸ue, voir au loin s’il n’y fait pas meilleur et s’il n’est pas possible de trouver quelque part un coin d’ombre, d’oubli, de solitude et d’extase ou` le re^ve puisse enfin devenir tangible, ou` le rictus de la re´alite´ ne jaillisse plus des projets et des songes, ou` l’a^me puisse un jour, une heure, un instant, secouer ses tristesses et cesser de ge´mir, de sentir le joug, de se plaindre et de s’ankyloser dans l’avilissement du terre a` terre et du ve´cu.
Partir... Je ne saurais compter, tant ils ont e´te´ nombreux, tous les de´parts du chevalier errant qui ne trouvait nulle part « ce coin d’ombre, d’oubli, de solitude et d’extase ou` le re^ve pu^t enfin devenir tangible ». Le 21 octobre 1897, le Monde apprend a` ses lecteurs que Gaston va prendre un repos et ne leur fournira plus de chroniques. Il est « parti », cette fois, pour Saint-Hyacinthe et s’est pre´sente´ au couvent des Dominicains. Mais il n’y demeure que trois ou quatre semaines. A` la suite d’autres errances qui ne le satisfont pas davantage, il disparai^t de nouveau, et l’on apprend qu’il est installe´ a` la Trappe d’Oka, parmi les donne´s qui suivaient autrefois la vie de travail et de silence des moines et prenaient part, reve^tus d’une courte chape brune, a` la grand- messe et aux heures canoniales du monaste`re. Ces donne´s formaient une classe extraordinaire ou` se rencontraient des types myste´rieux et pittoresques qui trouvaient la` le refuge longtemps cherche´ « ou` l’a^me puisse, un jour, secouer ses tristesses et cesser de ge´mir ». L’incendie qui, le 23 juillet 1902, de´truisit l’ho^tellerie de la Trappe, ou` logeaient les donne´s, les contraignit a` regagner leurs familles ou a` reprendre leurs pe´re´grinations, et Gaston ne se consola point de cette e´viction dont le sort le frappait encore une fois.
Un pre^tre de ses amis m’a dit un jour: « Tout e´tait si triste dans cette pauvre a^me de´sempare´e, et la lumie`re qu’elle appelait sans cesse e´tait si lointaine »...
Sans doute sa carrie`re aventureuse est-elle en de´saccord avec l’ide´al d’ordre, de travail, de paix et de se´re´nite´ qu’il poursuit dans ses e´crits. Le contraste est fre´quent chez plusieurs grands auteurs, entre autres Jean-Jacques Rousseau dont la philosophie de´nonce les me´faits de la civilisation qui s’oppose sans cesse a` la nature. Et qu’importent les avanies que la vie re´serve a` un e´crivain, si les oeuvres de son esprit nous e´meuvent et nous e´difient!
Ils commencent a` se faire rares, he´las! ceux de nos amis qui ont garde´ l’image de ce grand diable de Gaston de´passant six pieds en hauteur et aussi mince que long, plus fier qu’un seigneur fe´odal, au nez finement grec, au regard d’enfant sous une e´paisse chevelure noir de corbeau qui le faisait parai^tre e´tranger a` ses treize fre`res et soeurs. Des photographies qu’il fit tirer dans son accoutrement de be´douin, au Maroc ou` il pratiqua la me´decine nomade apre`s un stage de quatre anne´es a` la Le´gion e´trange`re, nous montrent un superbe cheik bien mieux que le fils qu’il e´tait de Saint-Je´ro^me de Terrebonne ou` le fameux cure´ Labelle l’accueillit sur les fonts baptismaux (27 mai 1870) pour lui donner, avec le sel du premier sacrement, le gou^t de la terre canadienne qui devait rester la grande passion de l’un et de l’autre.
C’est, a` n’en point douter, de ses pe´re´grinations a` travers les fore^ts des Laurentides, puis de ses randonne´es dans la campagne de France et ensuite dans le bled africain, qu’il rapporta cette boulimie de grand air et d’inde´pendance. Accueilli dans presque tous nos journaux ou` son talent et sa gaiete´ lui assuraient la bienvenue, attire´ me^me au ministe`re de la Colonisation pour y occuper un emploi de publiciste, jamais il ne put s’attacher ni a` une salle de re´daction ni a` un bureau.
Si cet intellectuel, que les psychologues classeraient parmi les « anxieux gais », ne s’e´tait pas autant attarde´ le long des nombreux sentiers ou` l’entrai^nait son incessante recherche de l’absolu, c’est dans l’e´conomie sociale qu’il aurait trouve´ sa voie. Il s’abandonnait volontiers, au gre´ des jours ou des vents, a` la musique, a` la poe´sie, a` la peinture, a` la fantaisie, a` l’humour me^me et au mysticisme; mais il semblait retrouver tous ses moyens en revenant aux proble`mes sociologiques et surtout a` ceux qui inte´ressent l’avenir de la province de Que´bec. Les deux seuls volumes qu’il ait publie´s de son vivant, E´toffe du pays et Le Livre du Colon, attestent son ze`le a` pre´coniser des re´formes destine´es a` rendre la vie meilleure a` nos gens, comme en te´moignent de surcroi^t les articles qu’il fournit a` l’Avenir du Nord de Saint- Je´ro^me, en 1904, sur la colonisation, et les e´tudes parues dans la Revue Canadienne, de Montre´al, entre autres: Nos petites be^tes indige`nes4 et le Re´gime paroissial et la Colonisation dans la province de Que´bec.5
Dans la premie`re de ces deux e´tudes, il de´montre l’avantage, la ne´cessite´ me^me, de greffer sur l’agriculture proprement dite deux importantes industries secondaires qui permettraient au cultivateur, au colon que´becois, de de´cupler ses revenus annuels, savoir: la pisciculture et l’e´levage des animaux a` fourrure. Il expose en me^me temps les empe^chements majeurs que, dans l’un et l’autre cas, fortifiait le favoritisme de l’E´tat en accordant aux clubs de chasse et de pe^che des privile`ges exorbitants, puis en tole´rant le monopole ruineux de « l’honorable Compagnie des Honorables Aventuriers de la Baie d’Hudson», dont la survivance ille´gale «fait planer jusque sur nos hommes d’E´tat des soupc¸ons d’incapacite´ technique ou de complicite´ criminelle ». Cette the`se contient un mode`le de re´quisitoire contre les clubs de sportsmen qui, surtout a` la fin du dernier sie`cle, de´tenaient d’immenses re´serves au de´triment des cultivateurs et des colons, et contre l’Hudson Bay Company qui, bien que sa charte ait expire´ en 1858, continue d’exploiter nos ressources cyne´ge´tiques au profit de lords anglais.
Son Re´gime paroissial nous initie «au me´canisme technique de la paroisse, telle qu’on la retrouve aux origines de la France... et qui est effectivement une association coope´rative a` base d’autonomie, d’e´mancipation de´finitive et de de´centralisation ». L’exemple du populaire cure´ Labelle, ancien pasteur de Saint-Je´ro^me de Terrebonne, fondateur de plus de quatre-vingts paroisses dans le secteur des Laurentides qu’il s’e´tait assigne´, prouve que, depuis la Confe´de´ration de 1867, le seul de nos compatriotes qui ait fait de la ve´ritable colonisation dans notre province, y a re´ussi par l’organisation paroissiale. Gaston coordonne les plans de conque^tes territoriales que le cure´ Labelle n’a qu’a` peine e´bauche´s, et les justifie par une argumentation qui fait ressortir leur caracte`re scientifique; il retrace la route balise´e par l’illustre Apo^tre du Nord et que devront reprendre nos the´oriciens pour mener a` bien leurs diffe´rents projets.
Dans ces e´tudes auxquelles il s’applique davantage apre`s son se´jour de cinq anne´es en Afrique, et de`s qu’il eut entrepris lui-me^me l’exploitation d’un lot de fore^t dans le comte´ d’Argenteuil, Gaston a repe´re´ les obstacles au bien- e^tre du colon. Pour de´noncer les de´raisonnables impositions de l’E´tat sur les nouveaux venus qui cherchent leur salut dans la mise en valeur de notre terroir, ce poe`te descend au terre a` terre, puisqu’il ta^che a` sauver notre peuple de la mise`re, souvent conseille`re d’expatriation. Aussi conside`re-t-il les choses dans leur brutale re´alite´. Cependant, l’artiste n’empoigne pas la hache du de´fricheur, il ne prend pas la plume pour revendiquer les droits des fils du sol et de´masquer les tracasseries que les puissants du jour leur suscitent, sans jeter un coup d’oeil admiratif sur le pays qu’il connai^t a` fond, auquel il tient par toutes les fibres de son e^tre.
C’est ainsi que, dans des monographies aussi business que celles qu’il consacre a` l’exploitation rationnelle de notre terre et de nos eaux, au re´gime paroissial et a` la colonisation, se glissent des pages dont la qualite´ artistique n’est pas tre`s commune sous notre ciel laurentien. La connaissance approfondie et me^me ve´cue des questions qu’il traite, l’audace de ses re´ve´lations, l’ardeur de sa conviction, sa largeur de vue et son de´sinte´ressement confe`rent a` ses expose´s une verve et une originalite´ qui nous commandent d’en signaler la valeur litte´raire.
Les textes que nous reproduisons ici, dont certains ne sont que de menus extraits de ces tranches d’une oeuvre inacheve´e, constituent les sous-produits de son activite´ ce´re´brale ou, pour ainsi dire, les retailles de la besogne qu’il s’e´tait de ferme propos assigne´e et que les tempe^tes de l’existence l’ont empe^che´ de conduire a` fin. Quelques jours avant sa mort, il confessait a` un ami: « Je n’ai presque rien re´alise´ de mes ambitions. On se console; il le faut bien! La chose dont je ne puis me consoler, c’est de n’avoir pas fait a` mon pays le cadeau de cent acres de terre de´friche´es ».
Ce qui comptait, a` ce moment, ce qui avait toujours compte´ a` ses yeux, c’e´tait, pour les Canadiens franc¸ais, de s’emparer du sol, d’e´largir tant soit peu leur emprise de la terre canadienne. Il n’attachait aucune importance a` ses travaux litte´raires et ne se souciait point de les conserver ou de les laisser perdre.
Bien avant que le regrette´ Fre`re Marie-Victorin eu^t incite´ nos litte´rateurs a` renoncer enfin aux descriptions livresques de nos anciens auteurs, a` regarder de leurs propres yeux les choses de chez nous pour en parler en droiture, Gaston avait pe´ne´tre´ nos fore^ts et nos campagnes, les observait en savant et en artiste. Comme tous les bons prosateurs, il s’e´tait d’abord exerce´ a` la versification, a` la me´trique des mots. Il posse´dait le sens du rythme; non seulement les quelques vers que nous avons pu repe^cher, mais ses poe`mes en prose et tous ses e´crits accusent cette pre´dominance du nombre et de l’harmonie sans quoi nulle oeuvre d’art ne saurait atteindre a` la perfection. Cette qualite´ se re´ve`le en particulier dans le Fiance´ des neiges ou` le musicien s’accorde avec le poe`te, avec le peintre et le naturaliste pour composer une e´mouvante et ve´ridique symphonie de la nature canadienne. Il aimait aussi, au retour de ses courses, noter une fugace impression dans de minuscules tableaux ou` je crois reconnai^tre la gra^ce et le charme des miniatures de jadis, de ces aquarelles sur e´mail dont le Grand Sie`cle se faisait gloire.
A` travers cette ponde´ration de style, une aisance d’expression, un luxe qui va parfois jusqu’a` l’extravagance. Non que l’auteur s’efforce d’e´taler une coquetterie de lettre´ qui se joue de l’e´tymologie, ou vise aux vains ne´ologismes qui e´patent le bourgeois, mais pluto^t d’amuser, a` la fac¸on d’un prestidigitateur jonglant avec les mots et les retournant a` son caprice, en bon e´le`ve de Rabelais dont il pratiquait souvent le stoi¨que reme`de contre les afflictions de l’existence: Mieux vaut de ris que de larmes e´crire. Pour innocente qu’elle soit, cette jonglerie vocabulaire n’est point a` la porte´e des primaires; et notre litte´rature que´be´coise n’en a gue`re encore abuse´. Notons enfin, sous cette exube´rance oratoire, une sensibilite´ qui re´side au tre´fonds du coeur et se de´clenche au moindre appel. Si Lamartine eut raison de dire: « Il n’y a de grand dans le talent que l’e´motion », toutes ces pages ou` Gaston de Montigny donne libre cours a` sa sensibilite´ le classent sans aucun doute, d’apre`s le crite`re lamartinien, parmi les grands talents.
Mes recherches de plusieurs anne´es m’ont fait de´couvrir quelques-uns de ses manuscrits chez de vieux amis qui les conservaient comme des tre´sors intimes; j’ai glane´ dans les petits et grands journaux ou` il e´parpillait ses compositions; j’ai furete´ dans les paperasses familiales dont chacun de nous emportait sa part. Il m’est arrive´ de de´nicher ainsi des feuillets de brouillon, des becquets, des reprises ou des re´fections d’un texte auparavant publie´, ou des copies, transcrites de me´moire, de morceaux parus quelque part et qu’un ami lui re´clamait. C’est dire que les variantes abondent et que l’e´tablissement posthume d’une me^me pie`ce se pre´sentant en diffe´rents e´tats reque´rait parfois une ope´ration de´licate que j’ai ta^che´ d’accomplir avec autant de conscience que de de´votion. Pour la commodite´ de l’e´dition, j’ai classe´ en chapitres a` peu pre`s homoge`nes toutes ces matie`res irre´ductibles a` un titre ade´quat, me^me a` des rubriques distinctes. J’ai forme´ des faisceaux qui me semblent indiquer les traits les plus saillants de oe caracte`re bizarre et de´sespe´re´ment divers. 6
Dans ses Peintres et E´crivains d’hier et d’aujourd’hui , Albert Laberge a consacre´ a` Gaston un chapitre qu’enluminent l’admiration et l’amitie´ qu’il lui portait, mais dont certains passages, comme celui-ci, comple`tent le portrait que j’ai trace´ du personnage:
6 E´dition prive´e, de 247 pages grand in-8, avec de nombreux portraits, imprime´e a` l’Imprimerie Mode`le, a` Montre´al, 1938.
...Je pense a` Gaston de Montigny, a` ce joyeux bohe`me qui n’eut jamais le souci de la piastre, a` ce noble coeur, a` ce brave garc¸on qui, de toute sa vie, ne commit jamais une vilenie pour gagner un peu d’argent. Je pense a` ce bohe`me qui est mort gueux comme il avait ve´cu, ne laissant pas de fortune, certes, mais des pages qui, a` mon avis, valent mieux que des millions, des centaines de pages e´parpille´es dans tous les journaux de la me´tropole...
Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre!
C’est ce vers de Baudelaire qui me revient toujours a` la me´moire lorsque je pense a` ces joyaux litte´raires que le pittoresque bohe`me ce´dait pour le prix d’un de´jeuner ou d’un souper ...
Gaston re´pugnait a` toutes les suje´tions; il regimbait contre tout re`glement et pre´fe´rait courir la pre´tentaine. Puis, se rappelant lui-me^me a` l’ordre et poussant tout a` l’extre^me, il se reclusait durant des jours et des semaines, pour lire et pour e´crire sans re´pit, jusqu’a` ce que l’abrutissement du labeur excessif le contraigni^t a` sortir de sa retraite. Il regagnait alors les paradis artificiels, ses poches bourre´es de feuillets volants qu’il allait brocanter ou qu’il confiait, he´las! a` des copains incapables de les appre´cier ou de les conserver.
En de´pit de mes investigations dans tous les pe´riodiques de l’e´poque, de mes enque^tes aupre`s de ses amis et confre`res survivants, un certain nombre de ces « joyaux litte´raires » sont a` jamais perdus, comme en a sans doute de´truit le feu qui rasa sa maison de colon. Bien d’autres productions de nos e´crivains, dignes de figurer aux rayons d’honneur de nos bibliothe`ques, ont de´ja` pe´ri et pe´riront encore, qui attesteraient pourtant de remarquables dispositions re´prime´es de jour en jour par l’indiffe´rence du milieu, puis e´touffe´es a` jamais.
Je me suis applique´, dans ce climat si peu propice, a` enregistrer ici une voix qui exprime en beaute´ divers aspects de l’a^me canadienne, une voix dont les accents me´lodieux et e´mouvants allaient s’e´teindre dans l’oubli, une ve´ritable voix du Canada. Plusieurs de ces pie`ces que j’ai pu sauver du naufrage, plusieurs de ces pages retrouve´es de Gaston de Montigny pe´ne´treront d’emble´e dans de futures anthologies. Quelques-unes, j’en suis aussi su^r, figureront aux se´ances publiques de ceux de nos colle`ges qui s’aviseront d’enseigner a` leurs e´le`ves que la litte´rature laurentienne produit des fruits de qualite´, a` la condition de la cueillir sur des arbres raisonnablement greffe´s et cultive´s, et non pas sur des sauvageons. Notre pomme Fameuse, a` point aou^te´e, ne vaut- elle pas les figues, grenades, plaquemines, avocats, mandarines et brugnons qui ne mu^rissent et n’acquie`rent leur pleine saveur, leur suc supre^me, que pour les gens du pays, et sont exporte´s verts pour les snobs de l’e´tranger? Oh! l’affriolante corbeille a` composer avec les fruits de chez nous!
Pourtant, la plupart de nos historiens litte´raires ont prouve´ leur courte vue en omettant le nom me^me de cet e´crivain qui, plus que tant d’autres, a brille´ dans les lettres que´be´coises. Nos critiques ne te´moigneront pas davantage d’une extraordinaire perspicacite´ en de´clarant que ces pages retrouve´es ne sont pas toutes e´gales. Ils pourront a` loisir me reprocher de n’avoir pas suffisamment e´monde´.
Le style est l’homme me^me, n’est-ce pas? Le style de Gaston est donc accidente´. Si l’on comprend tant soit peu la nature fie´vreuse, l’esprit curieux, l’a^me le´ge`re, ardente et a` la fois anxieuse, qui logeaient dans cet homme singulier, on ne sera ni surpris ni de´soblige´, apre`s avoir e´coute´ ses observations, ses dole´ances, ses pleurs, ses prie`res et ses chants, de l’entendre badiner, rire et me^me blaguer. En tout cas, le lecteur avise´ saura reconnai^tre, dans ces notations les plus familie`res, dans ces re´cits les plus journaliers et me^me futiles, la griffe d’un e´crivain-ne´ comme toute notre litte´rature laurentienne n’en compte pas un quarteron. Et c’est bien pour montrer la persistante originalite´ du polygraphe, le registre e´tendu de ses ressources, que j’ai re´uni dans ce spicile`ge ses compositions les plus diffe´rentes d’humeur, de ton, d’e´criture et de pense´e.
J’ai a` regret e´lague´ maints articles sur des sujets d’actualite´ locale dont les lecteurs d’aujourd’hui ne sauraient rattraper le sel et l’opportunite´. Malgre´ le soin que j’ai pris d’e´carter ces e´crits e´phe´me`res, certaines pages reproduites ici ne laissent pas de dater. Entre autres, celles ou` son esprit enjoue´ s’amusait a` des applications scientifiques de sa fac¸on. Pour en ressaisir la plaisanterie, on n’aura qu’a` se rappeler que la plupart furent e´crites entre 1898 et 1910.
N’ai-je point mis au rancart un essai de quelque trois cents feuillets, Les marchands d’esclaves, ou` sont expose´es les manoeuvres des gouvernements capitalistes du sie`cle dernier, dont la politique semblait viser d’abord a` exploiter jusqu’au sang la masse du peuple? Cet ouvrage, dont la copieuse documentation n’est plus contro^lable, prendrait de nos jours l’air d’une the`se communiste qui n’a jamais germe´ dans l’esprit de l’auteur, puisqu’il l’e´crivit a` une e´poque ou` le communisme n’existait pas encore, ou tout au moins ne comportait point la doctrine sociale que ce vocable de´signe depuis quelques anne´es. Du reste, Gaston adjurait ces gouvernements accapareurs de se redresser suivant l’enseignement du Christ et d’observer, pour la re´habilitation des classes taillables et corve´ables, les directives humanitaires des encycliques de Le´on XIII; et c’est assez dire qu’il ne donnait en rien dans le communisme moderne.
Notre florile`ge re´ve`le la diversite´ de cet e´crivain qui se livrait a` la fantaisie avec autant d’aisance et d’e´lan qu’il s’adonnait aux e´tudes auste`res, qui pratiquait l’humour comme un professionnel, cependant que, selon les heures, il brossait des tableaux qui refle´taient son a^me hypersensible, ou s’abandonnait a` un mysticisme dont je ne crois pas que notre litte´rature ait donne´ beaucoup de manifestations aussi intenses.
De pareilles sautes, entre des genres qui s’opposent diame´tralement, indiquent sans doute une rare souplesse d’esprit. Cette faculte´ de s’identifier aux minutes graves, aux minutes gaies et aux minutes tristes, n’accuse-t-elle pas aussi, chez un auteur, un de´faut de polarite´, c’est-a`-dire une espe`ce de de´voiement spirituel qui l’expose a` la versatilite´, qui l’empe^che de poursuivre une voie droite, d’accomplir une oeuvre propre a` le classer dans un genre particulier? On se figure mal Sully Prud’homme se divertissant au roman, Maupassant a` la me´taphysique, Courteline a` l’histoire, Pe´guy au me´lodrame ou Claudel a` l’e´conomie politique. Un talent prodigue est porte´ de nature a` produire une oeuvre disparate; pour s’e^tre attarde´ dans de nombreux sentiers, il risque de n’arriver jamais au bout de la route parseme´e d’embu^ches et archimalaise´e qui me`ne a` la re´ussite de´finitive. Mais cette observation s’applique aux pays ou` la litte´rature constitue une carrie`re qu’un intellectuel peut a` bon escient embrasser avec une le´gitime confiance de parvenir a` quelque chose Arthur Buies affirmait que, au Canada franc¸ais, nous avons commis tous les de´fauts de la litte´rature, avant me^me que d’avoir une litte´rature. Depuis Buies, des progre`s assez conside´rables nous justifient de pre´tendre que la litte´rature canadienne-franc¸aise existe. Je persiste a` croire toutefois que les conditions dans lesquelles travaillent nos e´crivains les contraignent encore a` rester des amateurs. Cette situation est d’autant plus de´plorable que certains amateurs, qui se font de plus en plus nombreux, annoncent un talent naturel que les exigences de la vie mate´rielle leur interdisent de cultiver comme il devrait l’e^tre afin de produire des oeuvres qui e´difient une litte´rature originale et solide.
Le cas de Gaston justifie cette petite digression sur le caracte`re hybride de certains litte´rateurs de chez nous et sur leurs manifestations multiformes qui re´ve`lent la diversite´, sinon l’universalite´ de leurs ressources intellectuelles. Faute de me´thode et surtout de canal avantageux, ces ressources se dispersent de tous co^te´s pluto^t que de se concentrer. C’est, en somme, la ranc¸on des esprits trop richement doue´s; c’est aussi le sort que le climat laurentien re´serve a` nos auteurs en opposant a` leurs initiatives le me^me mur de brume et de froidure.
Gaston ne s’illusionnait gue`re sur le prestige des lettres au pays de Que´bec, comptant davantage sur ses e´tudes et ses travaux de colonisation pour laisser un souvenir de gratitude parmi ses compatriotes. Il mourut avec le regret des entraves et des achoppements qui, d’ou` qu’ils vinssent, l’empe^che`rent de satisfaire son ambition; mais son oeuvre litte´raire, si sommaire que nous la retrouvions, perpe´tuera sa me´moire. C’est la qualite´ qui compte, n’est-ce pas? Quant a` moi, j’e´changerais sans barguigner toutes mes e´critures passe´es et futures, en y ajoutant d’appoint le stock de quelques chers confre`res, contre une poe´sie de quatre menus quatrains comme son E´piphanie ou contre une prose de dix lignes comme son Copeau, entre autres perles parfaites de forme, de substance et d’orient.
Si le sort l’a cruellement frustre´ dans son re^ve ge´ne´reux, si la plume et la cogne´e lui sont tombe´es des mains, si lui furent arrache´s la rose et le laurier, presque a` l’a^ge me^me ou` Cyrano fut assassine´ d’une bu^che, Gaston a pu du moins – comme le poe`te libertin de Bergerac – se glorifier d’emporter malgre´ tout, sans une souillure et sans un pli, son panache. Et si des messieurs de sa ge´ne´ration le tinrent pour fantasque et casse-cou (comme Cyrano passa pour fou aux yeux de ses contemporains), il comptera sans doute, comme l’autre est reste´, parmi les esprits les plus lucides, les plus hardis et les plus brillants de son e´poque.
Louvigny de Montigny.
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