Biography Tache Alexandre-Antonin
TACHÉ, ALEXANDRE-ANTONIN, prêtre, oblat de
Marie-Immaculée, missionnaire, archevêque, homme politique et auteur, né le
23 juillet 1823 à Fraserville (Rivière-du-Loup, Québec), fils de Charles Taché,
marchand, et de Louise-Henriette de Labroquerie (Boucher de La Broquerie) ;
décédé le 22 juin 1894 à Saint-Boniface, Manitoba.
Alexandre-Antonin Taché est le troisième enfant
d’une famille de cinq. Son père meurt le 12 janvier 1826. Sa mère laisse alors
son aîné Joseph-Charles à Kamouraska et, avec ses
autres enfants, va se réfugier chez ses parents à Boucherville. Elle y retrouve
son frère, Joseph-Antoine, qui assume le rôle de père ; sa vie durant, Taché le
considérera comme tel.
Taché vit une enfance heureuse auprès de sa mère,
qui a pris la résolution de ne pas se remarier et mène une vie retirée. D’une
intelligence vive, elle est passionnée d’histoire, de littérature et de
philosophie. Alexandre-Antonin est élevé dans une atmosphère religieuse
imprégnée de traditions familiales et du souvenir des ancêtres, tels Louis
Jolliet*, découvreur du Mississippi, et Pierre Gaultier* de Varennes et de La
Vérendrye, découvreur de l’Ouest canadien. En 1832, après la mort des
grands-parents, Joseph-Antoine installe la petite famille dans le manoir de
Sabrevois, où ont déjà séjourné Marguerite Bourgeoys* et Jacques Marquette*. Ce
décor marque Taché, enfant sentimental, impressionnable et déjà habité par le
mystère de l’au-delà . Il écrira plus tard : « je me suis amusé sur ce lieu tout
embaumé des suaves odeurs du dévouement et de l’héroïsme, et, au milieu de ces
jeux, de ces amusements, une pensée grave m’a attiré, une voix éloquente, comme
celle d’un monument, m’a indiqué la route à suivre et je suis parti ».
Taché entre au séminaire de Saint-Hyacinthe en
septembre 1833. Joseph-Sabin Raymond*, Joseph La Rocque* et Isaac-Stanislas
Lesieur-DĂ©saulniers* lui enseignent. Au dire de ses professeurs et de ses
condisciples, il est brillant sans ĂŞtre premier de classe. Esprit ouvert, il
travaille régulièrement, se montre actif, raisonneur, jovial et taquin,
exubérant, friand d’excursions. L’attrait pour le sacerdoce qu’il avait éprouvé
dans son enfance se fait plus pressant. Il s’en ouvre à sa mère, sa confidente
de toujours, qui lui suggère de prier et de demeurer à l’écoute.
Lesieur-Désaulniers, son directeur spirituel, l’encourage dans cette voie. Le
1er septembre 1841, il entre au grand sĂ©minaire de Saint-Sulpice Ă
Montréal ; il est tonsuré le 21 mai de l’année suivante.
Les études de Taché ne sont pas terminées lorsque
l’évêque de Montréal, Mgr Ignace Bourget*, le nomme régent au collège de
Chambly, puis en janvier 1844 professeur de mathématiques au séminaire de
Saint-Hyacinthe. Son esprit, cependant, est ailleurs. Depuis qu’il a croisé des
oblats en décembre 1841, l’idée de joindre cette communauté l’habite. Sa mère
l’incite à suivre ses impulsions ; bien que parents et amis tentent de l’en
dissuader. Ă€ la fin de l’automne de 1844, il entre au noviciat des oblats Ă
Longueuil. Animé d’un vif désir de prêcher l’Évangile « parmi les tribus
sauvages de l’Ouest, que le père Marquette parti de Boucherville avait commencé
de découvrir, que les La Vérendrye, partis des mêmes lieux, avaient continué de
faire connaître », Taché s’en ouvre à ses supérieurs. Joseph-Bruno Guigues*,
supérieur des oblats au Canada, vient de se voir confier par Mgr
Charles-Joseph-Eugène de Mazenod, fondateur de la communauté et évêque de
Marseille, le mandat de prendre en charge les missions catholiques du nouveau
vicariat apostolique de la baie d’Hudson et de la baie James que dirige Mgr
Joseph-Norbert Provencher*. Guigues désigne le père Pierre Aubert* pour
organiser les missions oblates et il autorise le frère Taché, qui n’a que 21 ans
et n’est que sous-diacre, à l’accompagner.
Une route de quelque 1 400 milles sépare Montréal
de Saint-Boniface. Taché part le 25 juin 1845 dans un canot de la Hudson’s Bay
Company. Tout au long du voyage, il pagaie, traîne son fardeau dans les portages
et divertit l’équipage par des facéties, des cantiques et des lectures pieuses.
Lorsque le canot arrive Ă la ligne de partage entre le bassin du Saint-Laurent
et celui de l’Hudson, Taché ne peut retenir ses larmes. Il a conscience d’une
rupture avec le lien symbolique – le Saint-Laurent – qui l’attachait encore à sa
patrie, surtout à sa mère. Le pemmican que Mgr Provencher fait parvenir aux
voyageurs est pour lui le signe qu’il entre en pays étranger. Le 25 août, Taché
parvient Ă destination. La tradition rapporte que Provencher se serait alors
exclamé : « On m’envoie des enfants ! Ce sont des hommes qu’il nous faut. »
Jugement hâtif qu’il n’aurait pas tardé à réviser. Il l’ordonne diacre dès le
31 août et prêtre le 12 octobre. Alexandre-Antonin fait sa profession religieuse
le lendemain.
Le vicariat apostolique de la baie d’Hudson et de
la baie James est très vaste, soit environ 1 790 000 milles carrés. Il englobe
tout le bassin de l’Arctique et Rupert’s Land dans lequel lord Selkirk
[Douglas*] a taillé en 1812 la colonie de la Rivière-Rouge. La Hudson’s Bay
Company détient dans ces régions des droits de traite des fourrures que
contestent les trafiquants indépendants et y assume de par sa charte des
obligations administratives. La population est bigarrée et clairsemée. Point de
statistiques prĂ©cises, mais des Ă©valuations. Les Blancs, que l’on estime Ă
3 600, travaillent dans les postes de traite ou sont fixés dans la colonie. Les
Métis, au nombre d’environ 12 000, vivent principalement de la chasse au bison
et de l’exploitation de petites fermes. Les Amérindiens, environ 60 000, se
répartissent en 5 groupes culturels rattachés à 3 familles linguistiques. La
famille algique comprend les Sauteux, les Cris et les Pieds-Noirs. Les
Assiniboines, de la famille des Sioux, parcourent un territoire divisé par la
frontière canado-américaine. Une tribu d’Athapascans,
les Chipewyans, occupe les bassins de la rivière aux Anglais (fleuve
Churchill), de l’Athabasca et du Mackenzie.
La Rivière-Rouge est la seule colonie de
peuplement. Au recensement de 1847, elle compte 4 871 habitants, dont 50 % sont
catholiques. Elle est administrée par un gouverneur nommé par la Hudson’s Bay
Company et le Conseil d’Assiniboia, qui lui aussi est désigné par cette
compagnie après consultation de la population. La paroisse de Saint-Boniface,
qui regroupe 2 000 habitants, dont la moitié est catholique, est un centre
administratif, commercial et religieux. S’y trouve l’évêché catholique où
cohabitent Provencher et quatre prêtres séculiers. Les sœurs grises y tiennent
une école de filles [V. Marie-Louise Valade*]. À l’ouest, Saint-François-Xavier
possède une église mais pas de prêtre résidant. Jusque-là , les missionnaires
catholiques ont travaillé auprès des Métis francophones, qui se sont convertis
massivement, et des Sauteux qu’on essaie en vain de sédentariser à Wabassimong
(Whitedog, Ontario). Au delà de Saint-François-Xavier, Jean-Baptiste Thibault*
œuvre à travers les Prairies jusqu’aux Rocheuses depuis 1842.
C’est ce territoire qui s’ouvre à l’activité
missionnaire de TachĂ© Ă l’automne de 1845. Il passe une partie de l’hiver Ă
Saint-Boniface et l’autre à Baie-Saint-Paul (Saint-Eustache) où George-Antoine
Bellecourt* lui enseigne, ainsi qu’à Louis-François Laflèche, les rudiments de la langue sauteuse. Sur les
conseils de Thibault, Mgr Provencher envoie Taché et Laflèche ouvrir la mission
d’Île-à -la-Crosse (Saskatchewan), située à 300 lieues de Saint-Boniface et
rendez-vous des convois en provenance d’Upper Fort Garry (Winnipeg) et du fleuve
Mackenzie. La Hudson’s Bay Company y a depuis longtemps établi un poste de
traite palissadé. Les missionnaires partent de Saint-Boniface le 8 juillet 1846.
Ils se rendent Ă Lower Fort Garry rencontrer sir George Simpson*, gouverneur de
la Hudson’s Bay Company, qui appuie leur entreprise et les recommande auprès de
Roderick McKenzie* qui est chargé du poste d’Île-à -la-Crosse. Ce dernier voyage
avec les missionnaires Ă partir de Norway House, puis les loge dans le poste.
Taché et Laflèche passent l’hiver à étudier le cri et l’athapascan. Au
printemps, McKenzie leur fait construire une maison de 36 pieds sur 24 qui sert
à la fois de presbytère et de chapelle ; baptisée « maison-omnibus », elle
servira d’ailleurs de modèle à d’autres constructions des missions
oblates.
Perclus de rhumatismes, Laflèche assure le
ministère auprès des Indiens proches du poste de traite. Taché se charge des
courses apostoliques. Au printemps de 1847, il va fonder une mission au lac du
Caribou (lac Reindeer). Il revient passer l’été avec son ami Laflèche puis, le
20 août, un second voyage le conduit au lac Athabasca, à quelque 400 milles au
nord. Il est le premier missionnaire catholique à évangéliser la centaine de
Cris et le millier de Chipewyans rassemblés autour de ce poste de traite. De
retour en octobre, il passe l’hiver auprès de Laflèche aux prises avec une
douloureuse crise rhumatismale. L’arrivĂ©e du missionnaire oblat Henri Faraud* Ă
Île-à -la-Crosse en juillet 1848 lui permet de retourner au lac Athabasca dès
l’automne. En juin 1849, Laflèche se rend à Saint-Boniface tandis que l’on nomme
Faraud responsable des missions du district du lac Athabasca.
Le 4 juin 1847, Rome a érigé le vicariat
apostolique en diocèse du Nord-Ouest. Mgr Provencher, qui vieillit, est en quête
d’un successeur. Laflèche ne veut accepter soi-disant pour cause d’infirmité.
Provencher se rabat sur Taché qui, bien qu’âgé de 27 ans seulement, a
« l’activité de la jeunesse, la prudence de plus d’un vieillard » et « est
propre à mener le spirituel et le temporel ». À son insu, Taché est nommé par
Rome évêque d’Arath et coadjuteur avec droit de succession, le 14 juin 1850. Il
apprend la nouvelle en janvier 1851. Sa vanité en est flattée, son désir de bien
servir est comblé, mais la raison lui laisse entrevoir le fardeau énorme qu’on
vient de lui mettre sur les Ă©paules. Il est Ă Saint-Boniface le 4 juillet 1851,
puis se met en route pour Marseille sur l’ordre de Mgr de Mazenod qui, le
23 novembre, le sacre Ă©vĂŞque. DelĂ , il se rend Ă Rome oĂą il a deux audiences
avec Pie IX. Il obtient de la Propagande que son futur diocèse porte le nom du
siège épiscopal, en l’occurrence Saint-Boniface, comme le veut la tradition
catholique.
À son retour le 27 juin 1852, Mgr Taché trouve
Saint-Boniface ravagé par une crue de la rivière Rouge, qui a emporté granges et
maisons, retardé les semailles et provoqué la consternation. Il ne s’y attarde
pas. Provencher s’occupe de la colonie, lui des missions. Le 8 juillet, il part
pour ĂŽle-Ă -la-Crosse. Les missionnaires ont agrandi le jardin et construit une
étable. On y cultive des légumes et de l’orge. Le frère cuisinier fait du beurre
et du fromage. Les pères tiennent une école. Le champ apostolique s’élargit
Faraud Ă©tablit une mission au Grand lac des Esclaves (Territoires du Nord-Ouest)
en octobre 1852. La concurrence se fait plus vive entre catholiques et
protestants. Le 7 juin 1853, Provencher meurt. Supérieur des oblats du
Nord-Ouest depuis 1851, Taché devient alors évêque de Saint-Boniface, mais il ne
gagne pas tout de suite l’évêché. Il confie plutôt les affaires diocésaines aux
vicaires gĂ©nĂ©raux Thibault et Laflèche qui sont Ă Saint-Boniface. Il demeure Ă
Île-à -la-Crosse pour consolider la mission. À l’été de 1853, il fait une visite
Ă©piscopale au lac Athabasca et, au printemps de 1854, il entreprend une
randonnée sur la Saskatchewan qui le conduit au fort Pitt (Fort Pitt), au fort
Augustus, Ă la mission Sainte-Anne (Lac-Sainte-Anne, Alberta), oĂą travaille
Albert Lacombe*. De lĂ il se rend au lac la Biche.
En septembre 1854, Taché gagne Saint-Boniface et
prend officiellement possession de son siège épiscopal le 5 novembre. Les
progrès accomplis depuis 1845 sont considérables. Son diocèse compte quatre
séculiers et dix oblats dont deux frères. Les sœurs grises ont ouvert une école
Ă Saint-François-Xavier et les missionnaires ont bâti des rĂ©sidences Ă
Sainte-Anne, à Île-à -la-Crosse, au lac Athabasca et au lac la Biche. À
Saint-Boniface, les Frères des écoles chrétiennes, qui sont arrivés durant l’été
de 1854, dispensent l’enseignement primaire. Les sœurs grises s’occupent d’un
hospice pour les orphelins et les vieillards. Mais Saint-Boniface n’est encore
qu’un gros bourg, où Taché vit frugalement au milieu de ses ouailles. Sa visite
paroissiale lui fait connaître ses quelque 1 000 fidèles. Il rencontre les
malades et assiste les pauvres qu’il accueille souvent dans son évêché. Il
veille à la construction d’une maison-école pour les Frères des écoles
chrétiennes et à celle de l’église et du presbytère de Saint-Norbert. Il se
soucie de raffermir la foi de ses fidèles par des homélies bien préparées et de
mettre sur pied des cadres de chrétienté pour soutenir les pratiques
religieuses. Il voit avec regret son ami Laflèche et l’abbé Joseph Bourassa
retourner au Bas-Canada. Il supporte silencieusement les critiques de ses
collègues oblats qui lui reprochent de les négliger, notamment de ne pas leur
faire construire une maison de repos. Il réclame du renfort et mûrit sa
stratégie missionnaire. Les missions se heurtent à de grandes difficultés : la
dispersion des populations, le déplacement périodique des autochtones, la
multiplicité des langues et des cultures, la division des Églises chrétiennes et
les intérêts de la Hudson’s Bay Company. Celle-ci apprécie l’action
civilisatrice des missionnaires, mais s’inquiète des rivalités entre catholiques
et protestants et des efforts des missionnaires pour sédentariser les
Amérindiens. Taché sait qu’on ne saurait former des paroisses chrétiennes avec
des nomades irréductibles ni procurer un missionnaire à chaque bande
d’Amérindiens. Il pressent que la Hudson’s Bay Company, aux prises avec les
trafiquants indépendants, en viendra à refuser de transporter les missionnaires
et leurs provisions. Il redoute la concurrence du clergé protestant qui
s’accentue, tout spécialement dans les missions du Nord. Son objectif est de
pénétrer le plus rapidement possible dans l’ensemble du territoire pour
s’assurer de l’attachement des populations locales. Sa stratégie sera donc
d’établir dans un endroit névralgique une base d’opérations pour ravitailler les
missions du Nord, puis de créer non loin des postes de traite un réseau de
missions permanentes et bien organisées, où des prêtres appuyés par des frères
et des sœurs exerceront une action en profondeur par l’exemple d’une vie
sédentaire, par le biais des écoles et par les services réguliers d’un ministère
d’entretien. À partir de ces missions, les prêtres pourront effectuer
périodiquement des randonnées apostoliques parmi les bandes dispersées. Il
entend confier ce champ apostolique à un coadjuteur qui s’y établira en
permanence, quitte à ce que le moment venu il soit subdivisé et détaché
administrativement de son diocèse. Il complètera cette stratégie en 1865 par la
mise sur pied d’une activité pastorale spéciale pour les Cris et les Pieds-Noirs
qui fréquentent peu les postes de traite. Il chargera alors le père Lacombe de
les suivre dans leur migration. De fait, si Taché entend imprégner les Métis de
la culture canadienne-française, il semble se contenter de christianiser et
éventuellement de sédentariser les Amérindiens.
Dès le 5 juin 1855, Taché part pour
Île-à -la-Crosse dans le but d’appliquer son projet missionnaire. Il confie aux
pères Jean Tissot et Charles-Augustin Maisonneuve l’organisation de la mission
Notre-Dame-des-Victoires, au lac la Biche. Celle-ci, dotée d’une ferme,
d’entrepôts, d’une route carrossable vers les Prairies et d’un service de
transport régulier, en vient rapidement à ravitailler les missions du Nord.
Taché fait également établir la mission Saint-Joseph au Grand lac des Esclaves.
Au printemps de 1856, il entreprend la visite de toutes les missions oblates,
puis il retourne à Saint-Boniface. Il ne lui reste plus alors qu’à obtenir la
nomination d’un coadjuteur responsable de ces missions.
Dans ce but, Taché part pour Rome en septembre,
mais il s’arrête à Marseille pour consulter Mgr de Mazenod. Tous deux
s’entendent pour suggérer la nomination de Vital-Justin Grandin* au poste de
coadjuteur, suggestion que le pape entérinera le 11 décembre 1857. Une fois de
plus, ce voyage est déterminant pour le développement du catholicisme dans
l’Ouest. TachĂ© fait une tournĂ©e en France pour sensibiliser les catholiques Ă
l’œuvre de la Propagation de la foi qui finance en partie ses missions. Mgr de
Mazenod lui octroie des ressources financières et lui promet huit missionnaires.
D’avril à octobre 1857, Taché séjourne au Bas-Canada, où les aumônes affluent.
Les sœurs grises acceptent d’envoyer trois religieuses à Sainte-Anne en 1858 et
d’autres à Île-à -la-Crosse. Un imprimeur s’occupe de publier des ouvrages en
langues autochtones. Mais les débats politiques en cours assombrissent cet
heureux voyage. Les rumeurs d’une annexion prochaine du Nord-Ouest par le Canada
avaient d’abord réjoui Taché, mais les vues des grits et des « rouges »,
les promoteurs de ce projet [V. George Brown*], sur les relations de l’Eglise et
de l’État, sur les questions scolaires également, lui font alors entrevoir de
graves dangers pour son « oasis dans le désert ». Taché laisse Montréal le
3 octobre 1857. Il se rend Ă Kingston en train, Ă Detroit en vapeur, de nouveau
en train à St Paul (Minnesota) – et en moins de quatre jours ! Mais de là il lui
en faut 24 pour atteindre Saint-Boniface le 6 novembre.
Dans son diocèse, Taché est le général qui
quémande des ressources à l’Église canadienne et à la communauté oblate, puis
les distribue sur deux fronts. Sur le front missionnaire, il appuie ses
collègues partis à la conquête de l’Ouest et du Nord. À l’automne de 1858, le
père Pierre-Henri Grollier* amorce son offensive nordique qui le conduit en
quelques années jusqu’aux confins de l’Arctique. Pendant ce temps, d’autres
consolident leur position au fort Edmonton (Edmonton), et le père Faraud, Ă
partir du lac Athabasca, remonte la rivière de la Paix jusqu’aux fort Vermilion
(près de Fort Vermilion, Alberta) et au fort Dunvegan. Sur l’autre front, celui
de la Rivière-Rouge, TachĂ© encourage le regroupement des MĂ©tis Ă
Pointe-des-ChĂŞnes. Il incite aussi les colons et les MĂ©tis Ă se grouper, afin
d’être en mesure d’établir de nouvelles paroisses. De 1853 à 1865, il en érige
une quinzaine. Nombre de Métis suivent ses conseils, de sorte qu’en 1870
Sainte-Anne, Saint-Albert, Saint-Joachim et Notre-Dame-des-Victoires seront des
paroisses à majorité métisse. Taché encourage aussi l’instruction des enfants,
tant métis que blancs. Il assure du secours aux indigents que la grande invasion
de sauterelles en 1857 a multipliés. Toutes ces œuvres coûtent cher et Taché ne
dispose que de maigres ressources. En 1859, il estime son budget Ă ÂŁ2 050, dont
ÂŁ1 350 proviennent de la Propagation de la foi, ÂŁ400 du casuel et de dons, ÂŁ100
de la Hudson’s Bay Company et £200 d’une rente constituée de divers dons.
Pendant ce temps, des changements Ă©conomiques et
technologiques affectent la colonie de la Rivière-Rouge. Un bateau à vapeur
arrive à Saint-Boniface le 10 juin 1859. L’année suivante, on établit une
liaison de diligences entre Georgetown et Saint Cloud (Minnesota), localitĂ© dĂ©jĂ
reliée à St Paul. Saint-Boniface n’est plus qu’à huit ou neuf jours de St Paul.
Le courrier, biannuel auparavant, devient mensuel. Cette année-là aussi, paraît
à Winnipeg, le Nor-Wester,chultz]. Il espère prolonger le
gouvernement paternaliste de la Hudson’s Bay Company et de l’Église catholique
pour donner aux Métis le temps de se sédentariser, d’occuper des terres et de se
multiplier. journal anglophone et protestant [V. William
Coldwell*], de même que le rapport de Simon James Dawson* sur les possibilités
de peupler l’Ouest. Cette pénétration d’une nouvelle société fortement
anglophone, protestante et agricole amène les francophones, tant blancs que
métis, à resserrer leurs rangs autour des clochers. Sous le leadership de Taché,
que l’avance d’un front pionnier rend de plus en plus inquiet, voire pessimiste,
les uns et les autres font la découverte des droits des minorités. Afin de
retarder le plus possible la venue d’un courant migratoire susceptible de briser
l’équilibre des forces entre catholiques et protestants, Taché, qui depuis le
23 juin 1858 siège au Conseil d’Assiniboia, appuie la Hudson’s Bay Company dans
sa résistance au commerce libre et aux menées du « parti canadien » [V. sir John
Christian S
TachĂ© croit le moment venu de procĂ©der Ă
l’érection du vicariat apostolique d’Athabasca-Mackenzie. Mais avant
d’entreprendre les pourparlers sur cette question, il juge préférable
d’effectuer une visite pastorale des missions d’octobre 1860 à février 1861.
Cette longue randonnée l’amène à coucher 44 nuits à la belle étoile et parfois
par des températures de – 40° F. De retour à Saint-Boniface le 23 février 1861,
il trouve sa cathédrale et son palais incendiés. Puis le 30 mai les dépendances
de l’évêché – quatre grands bâtiments – brûlent à leur tour. Sur les instances
des évêques du Bas-Canada, Taché décide de se faire mendiant. En juin, il quitte
son diocèse et fait le tour des églises du Bas-Canada. Il profite de ce voyage
pour faire endosser par l’épiscopat le projet de subdivision de son diocèse,
puis il se rend à Marseille participer à l’élection du successeur de Mazenod et
de là à Rome. La Propagande se rend à ses désirs : le 13 mai 1863, elle érige le
vicariat apostolique d’Athabasca-Mackenzie et nomme Faraud vicaire
apostolique.
De retour à Saint-Boniface le 26 mai 1862, Taché
entreprend la reconstruction de son évêché et de son palais épiscopal. Il s’en
remet à Grandin pour préparer l’érection du nouveau vicariat. En août 1864, il
fait sa dernière visite apostolique des missions oblates du Nord-Ouest. À
l’automne de 1865, Faraud prend en charge son vicariat et, en 1868, Grandin
s’installera à Saint-Albert pour paver la voie à l’érection du diocèse du même
nom.
Taché peut désormais concentrer ses énergies sur
la colonie de la Rivière-Rouge, toujours aux prises avec les sauterelles, les
sécheresses et les épidémies. C’est autant pour régler des questions
administratives que pour obtenir les moyens de soulager la misère de ses fidèles
qu’il se rend au Bas-Canada à l’été de 1866 et en Europe en 1867. Les indices se
multiplient que pointe dans l’Ouest l’aube d’une ère nouvelle. Le Canada se
prépare à annexer le Nord-Ouest. Le chemin de fer qui relie St Paul à l’est de
l’Amérique du Nord est terminé en 1868. Taché sent donc le besoin de faire
connaître l’œuvre française et catholique dans l’Ouest. Coup sur coup, il écrit
Vingt Années demissions dans le
Nord-Ouest de l’Amérique (1866) et Esquisse
sur le Nord-Ouest de l’Amérique (1869). Le
premier texte, rédigé à la demande du supérieur des oblats et dans un style
épistolaire, raconte les principales étapes de l’œuvre missionnaire oblate. Le
second, écrit à l’intention des « hommes sérieux qui pensent à ce pays », est la
somme des connaissances acquises par Taché sur le Nord-Ouest, dont il décrit les
conditions géographiques, démographiques, commerciales, administratives et
politiques.
Les inquiétudes de Taché à propos de l’annexion
du Nord-Ouest au Canada s’avèrent fondées. S’il accepte l’Acte de l’Amérique du
Nord britannique qui sauvegarde les intĂ©rĂŞts des catholiques, il se demande Ă
qui va profiter l’intégration économique et politique de la colonie au Canada.
En 1869, le gouvernement canadien négocie avec le gouvernement britannique et la
Hudson’s Bay Company l’annexion de l’Ouest sans tenir compte des populations en
cause [V. sir George-Étienne Cartier*]. Les équipes d’arpenteurs employées la
même année à la construction de la route Dawson [V. John Allan Snow*], qui relie
Upper Fort Garry au lac des Bois, et au lotissement des terres [V. John
Stoughton Dennis*j exploitent la main-d’œuvre locale, méprisent les Métis et
s’offensent de la coexistence des deux cultures. Le mécontentement gronde parmi
les populations locales. Le gouverneur d’Assiniboia et de Rupert’s Land, William
Mactavish*, et l’évêque anglican de Rupert’s Land, Robert Machray*, en informent
le gouvernement canadien. En route pour Rome oĂą il doit assister au premier
concile du Vatican, TachĂ©, inquiet du sort qu’on rĂ©serve aux MĂ©tis, s’arrĂŞte Ă
Ottawa. Cartier reçoit cavalièrement celui dont on dit qu’il a été acheté par la
Hudson’s Bay Company. Il reste sourd à sa suggestion de nommer deux
commissaires, l’un francophone et l’autre anglophone qui enquêteraient sur les
besoins de la colonie, et de laisser la population Ă©lire quelques membres du
Conseil d’Assiniboia. Taché fait part de ses inquiétudes aux chefs du parti
conservateur – Hector-Louis Langevin*, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau* et Gédéon
Ouimet* – puis il expédie une lettre à Cartier avant de s’embarquer pour
l’Europe, dans laquelle il réclame « dans l’administration du Nord-Ouest plus
d’un Canadien français catholique et [...] des hommes d’expĂ©rience ». Il Ă©crit Ă
Grandin d’encourager les Métis à « prendre possession d’autant de terre » qu’ils
pourront.
Le 8 dĂ©cembre 1869, Pie IX ouvre le concile et, Ă
Upper Fort Garry, Louis Riel* installe un gouvernement provisoire. Inquiet de la
tournure des événements, le gouvernement prie Taché de quitter le concile. Ce
dernier est à Ottawa le 10 février 1870. Il rencontre le cabinet, puis
s’entretient dans l’intimité avec, entre autres, le gouverneur général, sir John
Young*, le premier ministre, sir John Alexander Macdonald, et Cartier. L’atmosphère est à la conciliation.
Les ministres manifestent leur intention de veiller Ă ce que justice soit
rendue. On remet à Taché une copie de la proclamation de Young en date du
6 décembre 1869 qui promettait l’amnistie à tous les habitants de la
Rivière-Rouge qui déposeraient les armes. Aux yeux de Taché, l’amnistie de tous
les chefs métis est une question capitale dont dépend la pacification de la
région. Il obtient de Cartier la promesse d’une amnistie totale et
globale.
Le 17 février 1870, Mgr Taché laisse Ottawa pour
la Rivière-Rouge avec le statut de délégué du gouvernement chargé de rassurer
les populations et de pacifier les esprits, de faire accepter par les MĂ©tis
l’annexion du Nord-Ouest par le Canada et d’afficher la proclamation d’amnistie.
Il ignore cependant les arrière-pensées de Macdonald qui estime, comme il le
confie à sir John Rose* le 23 février, que les Métis « doivent être tenus d’une
main forte jusqu’à ce qu’ils soient submergés par l’afflux de colons ». Selon
Taché, même l’exécution de Thomas Scott*, survenue le 4 mars, est couverte par
les promesses qu’on lui a faites à Ottawa. Le prélat est de retour dans la
colonie le 8 mars. Le gouvernement provisoire, présidé par Riel, est méfiant.
Taché s’entretient avec l’abbé Jean-Baptiste Thibault et Charles-René-Léonidas
d’Irumberry* de Salaberry, deux délégués du gouvernement canadien. Devinant que
la crainte de représailles alimente la méfiance des Métis, Taché promet le
11 mars Ă Riel et aux chefs mĂ©tis une amnistie sur tous les actes commis jusqu’Ă
ce jour-là . Le 14, Riel se réconcilie avec Taché qui, le lendemain, rencontre le
nouveau conseil Ă©lu du gouvernement provisoire et le convainc que le
gouvernement canadien recherche la justice, l’équité et la paix et qu’il vaut
mieux reconduire le mandat de Joseph-Noël Ritchot*, John Black* et Alfred Henry
Scott* élus en février pour négocier à Ottawa la liste des droits. Celle-ci est
remaniée par l’exécutif du gouvernement provisoire une troisième fois, sans
doute sous l’influence de Taché qui tient à ce qu’on crée sans délai une
province régulière avec un gouvernement permanent et responsable. Mais Ritchot
possède une quatrième liste dont la clause 7, à la demande de Taché, spécifie un
réseau d’écoles publiques dont les unes seraient catholiques et les autres
protestantes.
Pendant que les délégués négocient à Ottawa,
Taché poursuit sa mission pacificatrice et contrecarre les agissements des
Américains auprès des Métis. Le 9 juin, désireux d’éviter une guerre civile, et
avec le consentement de Thibault, de Salaberry et de Mactavish, il promet
solennellement l’amnistie aux Métis. Après avoir entendu le rapport de Ritchot,
le gouvernement provisoire ratifie le 24 juin 1870 l’Acte du Manitoba qui crée
une province bilingue et dotée d’un réseau d’écoles publiques catholiques et
protestantes. Désireux de porter lui-même cette nouvelle, Taché quitte
Saint-Boniface le 27 juin pour atteindre Ottawa le 12 juillet. Il veut obtenir
une promesse d’amnistie écrite et presser Adams George Archibald, nommé lieutenant-gouverneur du Manitoba,
d’installer un gouvernement civil. Il doit encore se contenter de promesses
verbales. De retour à Saint-Boniface le 23 août, il s’empresse d’aller rassurer
Riel à Upper Fort Garry où, le lendemain, pénètrent les troupes du colonel
Garnet Joseph Wolseley* que le gouvernement fédéral avait envoyées en « mission
de paix ». Riel, après s’être rendu à l’évêché dire à Taché qu’il s’était fait
avoir par les hommes politiques, s’enfuit aux États-Unis. Dans les semaines qui
suivent, il y a incendie, assauts, insultes et morts d’hommes [V. Elzéar
Goulet*]. Taché n’en cesse pas moins de calmer les Métis. Avec Archibald qui
arrive le 2 septembre, il s’efforce de maintenir la confiance de la population
envers le gouvernement canadien. À la mi-octobre, le gros de la crise est
surmonté. L’évêque a fortement contribué à éviter la guerre civile, mais
désormais il a une croix à porter : la question de l’amnistie.
En cet automne de 1870, Taché ressent déjà une
certaine usure physique, mais la vie conventuelle qu’il s’impose lui permet
encore d’abattre une besogne considérable. Il suit avec angoisse la situation
européenne : les troupes italiennes sont entrées dans Rome et les Prussiens
assiègent Paris. Les appuis extérieurs à son action apostolique sont menacés. Il
se révèle un évêque ultramontain typique de l’époque, très attaché à la papauté,
farouchement opposé aux idées modernistes, qui se méfie des hommes politiques
libéraux et des laïques qu’il cantonne dans son Église dans des rôles
d’exécution. Il partage les souffrances et les misères des peuples autochtones
dont il reconnaît les droits de propriété sur leurs terres ancestrales. Il est
soucieux des droits scolaires et religieux de toutes les confessions
chrétiennes, mais en bon chrétien conquérant il ne tient pas compte en ces
matières des droits des autochtones qu’il a mission de catholiciser et
d’occidentaliser. Son Église et sa province, il entend les bâtir sur le modèle
québécois : institutions bilingues, écoles catholiques et protestantes,
coexistence pacifique des cultes.
Taché travaille en étroite collaboration avec le
lieutenant-gouverneur et avec quelques membres des professions libérales
francophones qu’il a, de concert avec Cartier, incités à s’installer au
Manitoba – les avocats Joseph Dubuc* et Joseph Royal*, le notaire Marc-Amable
Girard et Alphonse-Alfred-Clément La Rivière*.
Archibald a l’intelligence de faire appel à sa connaissance du pays et à son
expérience des hommes. Taché participe donc à la délimitation des 24
circonscriptions électorales qui enverront à l’Assemblée 12 francophones et 12
anglophones, 12 catholiques et 12 protestants. Il sera jusque vers 1887 un
conseiller écouté des dirigeants politiques. Il dicte presque le projet de loi,
adopté à l’unanimité en 1871, qui aménage un réseau d’écoles publiques
catholiques et protestantes. En 1877, année de la fondation de l’université de
Manitoba [V. Alexander Morris*], il fait accepter ses vues. Par Dubuc, son
porte-parole, Taché a ses antennes au Conseil des Territoires du Nord-Ouest qui
conseille le lieutenant-gouverneur du Manitoba dans l’administration des
districts de la Saskatchewan, de l’Alberta et de l’Athabasca. Avec Grandin, il
sert d’intermédiaire entre les Métis et les Amérindiens d’une part et le
gouvernement du Manitoba, le Conseil des Territoires du Nord-Ouest et le
gouvernement canadien d’autre part. À l’automne de 1871, il encourage Riel, qui
est revenu au Manitoba, et les Métis à s’opposer aux féniens. En février de
l’année suivante, il remet à Riel et à Ambroise-Dydime Lépine* de la part du
premier ministre Macdonald et de son commissaire spécial Donald Alexander
Smith*, de l’argent pour les inciter à s’exiler aux États-Unis. Il manœuvre pour
que Cartier soit Ă©lu dans la circonscription de Provencher en septembre 1872,
mais Ă©choue par la suite Ă convaincre Riel de rester en dehors de la politique.
Il parvient à maintenir les Métis en paix et, par des voies pacifiques, à régler
certains de leurs problèmes mais, dans la question de l’amnistie, il essuie un
échec cuisant. À l’occasion d’un voyage à Ottawa en 1871, Macdonald l’avait
informé qu’un « gouvernement qui s’efforcerait d’accorder l’amnistie ne saurait
demeurer au pouvoir ». L’arrestation de Lépine en septembre 1873, que l’on
accuse du meurtre de Thomas Scott, le convainc qu’il est de son devoir de
parler. Il est conscient que, « depuis quatre ans, on se sert de [lui],
soi-disant pour procurer le bonheur du peuple [qu’il] aime, en réalité pour
tromper ce même peuple ». En mars 1874, il porte la question devant l’opinion
publique dans une brochure intitulée Amnistie, plaidoyer qui fait de
cette cause une question d’honneur national. Du 10 avril au 20 mai, il comparaît
trois fois devant un comté spécial de la chambre des Communes chargé de
s’enquérir des causes des troubles dans les Territoires du Nord-Ouest en
1869–1870. Son témoignage que reprend et commente la presse est accablant pour
les hommes politiques. Ce comité n’a pas encore remis son rapport qu’André
Nault* et Elzéar Lagimodière sont arrêtés en septembre, et Lépine condamné par
la Cour du banc de la reine du Manitoba. De nouveau Taché intervient en mars
1875 par une nouvelle brochure, Encore l’amnistie. À la fin
d’avril, l’amnistie gĂ©nĂ©rale sans condition est accordĂ©e, sauf Ă LĂ©pine, Ă
William Bernard O’Donoghue* et Ă Riel. Ce dernier tiendra longtemps rigueur Ă
Taché d’avoir toujours conseillé aux Métis de céder aux desiderata des hommes
politiques.
Cette activité à caractère plutôt politique ne
détourne pas Taché de ses devoirs plus impérieux : la construction de son
diocèse. Le 22 septembre 1871, Rome, cédant aux pressions de Grandin, a érigé
Saint-Boniface en archidiocèse, avec comme suffragants le diocèse de
Saint-Albert, le vicariat apostolique de Colombie-Britannique et celui
d’Athabasca-Mackenzie. Mgr Taché s’empresse d’obtenir la reconnaissance civile
de certaines institutions. La loi de 1874 paraĂ®t rĂ©vĂ©ler une certaine mĂ©fiance Ă
l’égard des laïques : elle ne prévoit pas de conseils de fabrique. C’est
l’archevêque, le curé et le vicaire général qui constituent la corporation
paroissiale. Archevêque de Saint Boniface et supérieur des missions oblates dans
l’ensemble de sa province ecclésiastique, Taché a une activité multiforme. Il
veille personnellement au ravitaillement des missions du Nord-Ouest et de
l’Athabasca-Mackenzie. Saint-Boniface est la plaque tournante d’où partent les
caravanes annuelles. Il ne cesse par des lettres et par des voyages de quémander
de l’aide en France, à Rome et au Canada pour soutenir ses missions et ses
Ĺ“uvres sociales. Il multiplie les paroisses qui de 15 en 1870 passeront Ă 40 Ă
sa mort. Il promeut l’éducation catholique et l’instruction dans les sciences
profanes, et veut que les catholiques soient aussi bien préparés que les
protestants à accéder au marché du travail et qu’ils aient une élite pour les
défendre dans les sphères politiques. En 1888, on dénombrera 74 écoles dans son
diocèse.
Aux yeux de Taché, le devenir de l’Église et du
Manitoba impose une priorité : le renforcement de l’élément francophone et
catholique. « Le nombre va nous faire défaut, constate-t-il en juillet 1872, et
comme sous notre système constitutionnel les nombres sont la force, nous allons
nous trouver à la merci de ceux qui ne nous aiment pas. » D’où son souci de
susciter un courant migratoire catholique et francophone pour maintenir
l’équilibre culturel. Sa stratégie consiste à créer, à l’intérieur du bloc de
terres réservées aux Métis, des paroisses francophones et catholiques, puis de
là un réseau de blocs francophones jusqu’aux Rocheuses. Mais cette stratégie
demeurera une vue de l’esprit qui ne débouchera pas sur une action concertée.
Lui-même acceptera que des groupes de colons francophones s’installent là où ils
le désirent et Mgr Grandin encouragera une concentration des colons francophones
dans la région d’Edmonton. Sur les instances de Mgr Taché, les évêques de la
province de Québec réunis à Québec, du 17 au 24 octobre 1871, appuient
timidement son projet. Ils signent une circulaire, rédigée par son ami Laflèche,
devenu évêque de Trois-Rivières, qui invite les francophones de la province de
Québec désireux d’émigrer de se diriger vers l’Ouest plutôt que vers la
Nouvelle-Angleterre. Ils votent aussi une proposition qui prie le gouvernement
fédéral de nommer dans la province de Québec des agents d’émigration et
d’assister financièrement les émigrants québécois comme il le fait pour ceux de
l’Ontario.
En 1874, Taché appuie fortement la mise sur pied
de la Société de colonisation de Manitoba, vouée au recrutement de colons au
Canada et aux États-Unis et destinée à les assister au moment de leur
établissement dans l’Ouest. Il dépêche les pères Lacombe et Doucet au Québec et
aux États-Unis pour promouvoir la cause de la colonisation. La Société de
colonisation de Manitoba obtient du gouvernement canadien la nomination d’un
agent de rapatriement des Franco-Américains. Les résultats sont décevants. Dans
les années 1880, Taché va ainsi multiplier les agents recruteurs au Québec et,
avec l’aide du gouvernement canadien qui paie leur salaire, les missionnaires
colonisateurs dans les diocèses de la Nouvelle-Angleterre et du Middle West
américain. Il encourage les clercs d’origine française à parcourir la France, la
Belgique et la Suisse. Les succès sont mitigés et compensent à peine le reflux
des Métis vers les Prairies. L’éloignement relatif des Québécois naturellement
attirés par le Sud, les réticences des élites québécoises à encourager le
« dépeuplement du Québec », l’image négative d’un pays lointain, inhospitalier
et désertique que projette l’Ouest freinent l’action de Taché. Les articles que
ce dernier publie dans le Standard de Winnipeg, réunis plus tard en
brochure sous le titre de Denominational or Free
Christian Schools in Manitoba, ne font que retarder
la crise qu’il pressent. Comme tous ses compatriotes de l’Ouest, il se sent
abandonné, sinon trahi, par le Québec, la mère patrie, d’autant plus que durant
le boom économique des années 1880–1882 le déséquilibre démographique s’accroît
davantage. Dans le seul mois de mars 1882, 9 655 immigrants anglophones seraient
arrivés à Saint-Boniface.
Taché a encore moins de succès avec son projet
d’établissement des Métis dans les Territoires du Nord-Ouest, élaboré en 1878
afin d’éclairer le gouvernement canadien en quête d’une politique en la matière.
Il propose alors la création de 12 réserves, de 144 milles carrés chacune, dans
lesquelles une centaine de familles métisses recevraient chacune deux lots de 80
acres, taillés en longues bandes rectangulaires suivant l’ancienne coutume. Les
Métis ne pourraient pas vendre ces lots avant la troisième génération. Ce
projet, tout comme d’ailleurs celui de John Stoughton Dennis, alors
sous-ministre au département de l’Intérieur, vise à éviter les erreurs commises
au Manitoba où les Métis se sont départis à vil prix de leurs terres [V. Gilbert
McMicken]. Indécis quant à la politique à suivre, le gouvernement canadien s’en
tient alors à des vœux pieux.
En mars 1882, le marché foncier s’effondre et les
sauterelles envahissent les champs durant l’été. La population du Manitoba est
aux abois, surtout les Métis refoulés sur les rives de la Saskatchewan et les
Amérindiens qu’une série de traités signés de 1871 à 1877 ont parqués dans des
réserves. Taché et le journal le Métis (Saint-Boniface)
préviennent le gouvernement que le mécontentement resurgit. En juillet 1884,
Riel arrive à Batoche (Saskatchewan) où colons et Métis s’agitent. En septembre,
le mécontentement prend de l’ampleur. Riel prépare une pétition dans laquelle
les droits de propriété tant des Blancs que des Métis constituent le principal
grief. Le problème a plusieurs facettes. D’une part, le gouvernement canadien
n’a pas encore appliqué le Dominion Lands Act de 1872,
modifié à plusieurs reprises, qui l’autorise à allouer des terres aux Métis.
D’autre part, nombre de colons et de Métis, à défaut d’un arpentage des terrains
et de documents qui attestent l’extinction des droits de propriété des
Amérindiens, ne disposent pas de titres incontestables sur leur propriété.
Mobilisés par Riel et conduits par Gabriel Dumont*, les Métis se soulèvent au
printemps de 1885. Le 26 mars, ils affrontent une troupe de la Police Ă cheval
du Nord-Ouest sous les ordres de Leif Newry Fitzroy Crozier*. Taché est atterré.
À ses yeux, c’est bien d’une rébellion qu’il s’agit cette fois. Il ne peut
approuver ce soulèvement ni le messianisme religieux de Riel qui le sous-tend.
Il s’emploie donc à rassurer les populations et s’empresse de mettre en garde
les élites et les évêques québécois portés tout naturellement à soutenir la
cause de Riel. Mais bien au fait du sort réservé aux Métis et aux Amérindiens,
outré de l’incurie du gouvernement canadien et du fanatisme de certains
immigrants, il plaide justice et clémence. Dès juin, il est à Ottawa pour
intercĂ©der en faveur des uns et des autres. Il ne rĂ©ussit pas, cependant, Ă
obtenir la grâce de Riel, qui est pendu le 16 novembre 1885. Le 7 décembre, il
publie la Situation, brochure inspirée « par la justice et l’humanité »,
dans l’intention de substituer la modération et la raison au fanatisme racial et
religieux. Taché attribue le soulèvement des Métis à l’incapacité et au mauvais
vouloir des fonctionnaires fédéraux dans l’Ouest, à l’imbroglio des droits de
propriété et de la non-allocation de terres aux Métis, et au cerveau dérangé de
Riel. Tardivement, le gouvernement suit la voie tracée par Taché. Cependant,
quand en 1886 on discute aux Communes la motion présentée par Philippe Landry*
et qui exprime le regret qu’on n’ait pas grâcié Riel, Taché n’encourage pas ses
amis à l’appuyer, de crainte d’aviver les passions ; il insiste plutôt pour
qu’on mette la cause des Métis au-dessus des intérêts partisans. Avec Mgr
Grandin et Mgr Laflèche, il estime qu’il est plus efficace de mobiliser
« l’action de députés honnêtes, fermes et consciencieux », qui forceront le
gouvernement à respecter les droits des Métis, plutôt que « de renverser les
ministres ». Ce plaidoyer vaudra dans les années qui suivent une aide
gouvernementale accrue aux Métis et sera peut-être à l’origine de la nomination
de Joseph Royal au poste de lieutenant-gouverneur des Territoires du
Nord-Ouest.
Au lendemain du soulèvement des Métis, la
situation est radicalement changée. Les trains de la Compagnie du chemin de fer
canadien du Pacifique sillonnent les Prairies. Taché peut faire en 62 heures –
au lieu de 62 jours en 1845 – le trajet de Saint-Boniface à Montréal. Désormais,
les protestants anglophones ont la haute main sur le développement de l’Ouest.
Taché, qui s’accroche à son rêve d’une dualité linguistique dans l’Ouest
canadien, est un homme respecté par l’ensemble de la population manitobaine –
ses relations avec le lieutenant-gouverneur Schultz sont mĂŞme cordiales. Le
vice-président de la compagnie de chemin de fer, William Cornelius Van Horne*,
met à sa disposition ses propres wagons. Mais Taché demeure un homme démuni.
Avec Grandin, il a amassé un volumineux dossier sur les vexations des
fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes : nomination d’instituteurs
protestants dans des réserves à majorité catholique, refus de subvenir aux
besoins de certains parents qui n’envoient pas leurs enfants à l’école
protestante, construction des Ă©coles loin des Ă©glises catholiques, interdiction
de certaines réserves aux missionnaires catholiques et autres faits de même
nature. Ses remontrances auprès du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest en
1886 restent lettre morte. Taché est aussi de plus en plus malade. Il connaît de
longues périodes de débilité générale qui le tiennent rivé à sa chambre ou
l’obligent à des séjours prolongés à l’Hôpital Général de Montréal. En 1887, il
démissionne de son poste de supérieur des oblats. Il a cependant assez d’énergie
pour organiser un concile provincial qui se tient Ă Saint-Boniface du
16 au 24 juillet 1889, afin de faire le point sur le développement de l’Église
catholique dans l’Ouest. Les sept pères conciliaires adoptent d’importantes
propositions : érection en diocèse du vicariat apostolique de
Colombie-Britannique [V. Paul Durieu], division du diocèse de Saint-Albert,
désignation d’un délégué oblat permanent pour les Amérindiens, décrets sur la
foi, le zèle des âmes, le culte divin, l’éducation chrétienne, qui tous tendent
à unifier les croyances, uniformiser les pratiques et aviver l’ardeur
pastorale.
À l’évidence, les pères conciliaires ont aussi
voulu consolider les positions catholiques dans l’Ouest au moment où se pose la
question des Ă©coles catholiques. En mars 1890, le gouvernement de Thomas
Greenway*, en dépit des promesses données par son procureur général Joseph
Martin* et par Greenway lui-mĂŞme, fait adopter deux projets de loi qui
restructurent le département de l’Éducation et abolissent le système
d’enseignement public catholique et protestant au Manitoba.
Ces mesures soulèvent l’ire des catholiques, tant
anglophones que francophones. N’ayant pas réussi à persuader le
lieutenant-gouverneur Schultz de ne pas sanctionner cette législation scolaire
dont la constitutionnalité est douteuse – de fait, Schultz lui-même ne l’a
d’ailleurs sanctionnée que contraint par Macdonald – Mgr Taché, dont la santé ne
cesse de se détériorer, prend la tête du mouvement de résistance et demeurera
jusqu’à sa mort celui qui, dans le camp catholique, dĂ©cide de la stratĂ©gie Ă
suivre. Tout de suite, il essaie d’obtenir du gouvernement fédéral la
non-reconnaissance du nouveau régime scolaire. Il signe le 7 avril 1890 une
pétition au gouverneur général qu’il fait suivre, le 12, d’une lettre
personnelle dans laquelle il rĂ©clame un remède juste et Ă©quitable. Il dĂ©pĂŞche Ă
Ottawa un délégué personnel, James-Émile-Pierre Prendergast*, pour faire des
pressions en faveur de la non-reconnaissance. En mai, déçu des tergiversations
du parti conservateur, mécontent du compromis élaboré par le ministre de la
Justice, sir John Sparrow David Thompson, sur la
question de la langue, ulcéré du peu d’appuis qu’il trouve auprès des hommes
politiques de la province de Québec, il presse Mgr Laflèche de remuer ciel et
terre pour amener le gouvernement à refuser de reconnaître la loi. Mais les
hommes politiques, tant libéraux que conservateurs, convaincus que cette
question peut faire éclater les partis politiques, préfèrent temporiser.
Prétextant la grande difficulté de circonscrire les droits existants au moment
de l’annexion du Manitoba, le ministre de la Justice, puis Langevin,
Joseph-Adolphe Chapleau et sir Adolphe-Philippe Caron* convainquent Laflèche
qu’il vaut mieux pour le moment s’en remettre aux instances judiciaires, quitte
à intervenir par la suite s’il y a lieu. Taché, la mort dans l’âme, se rend peu
à peu aux arguments des hommes politiques. Il n’en décide pas moins de maintenir
le mouvement de résistance sur un pied de guerre et de tenir la question ouverte
devant l’opinion publique. Il fait convoquer en juin 1890 un congrès national Ă
Saint-Boniface, et veille cependant Ă ce que les laĂŻques en prennent la tĂŞte. Il
publie le 15 août une lettre pastorale, et en septembre, fait remettre au
gouverneur général une pétition signée par 4 266 catholiques du Manitoba. Ces
documents ne demandent pas la non-reconnaissance de la loi mais pressent le
gouvernement d’agir. Celui-ci remet l’affaire aux tribunaux. De son côté, Taché
en accord avec Laflèche reporte après le scrutin de mars 1891 son projet d’une
lettre collective des évêques canadiens qui aurait incité – sinon obligé – les
Ă©lecteurs catholiques Ă voter pour des candidats favorables Ă un redressement de
la situation scolaire manitobaine. C’est sans doute la crainte de ne pas obtenir
une majorité décisive et de faire le jeu des libéraux qui motive Taché et
Laflèche. En mars, 28 des 29 évêques catholiques canadiens signent une requête
collective au gouverneur réclamant justice pour les catholiques du Manitoba qui,
elle non plus, ne demande pas la non-reconnaissance. Le cabinet conservateur en
est tout à la fois étonné et heureux, et le journaliste Joseph-Israël Tarte* se
demande par quelle voie on pourra rapidement et efficacement redresser la
situation scolaire manitobaine. C’est ainsi que Tarte en viendra en 1893 Ă
conclure que durant son séjour à l’Hôpital Général de Montréal à l’hiver de
1890–1891 Mgr Taché avait fait une entente avec Chapleau pour ne pas embarrasser
le gouvernement conservateur et que, de ce fait, en cessant de réclamer la
non-reconnaissance de la loi avant les élections, l’évêque avait miné les
chances de succès de la cause manitobaine.
Taché redoutait que la politique scolaire du
Manitoba fasse tache d’huile, et les événements lui donnent raison. En Ontario,
la Protestant Protective Association réclame la suppression des écoles séparées
et le Mail, stimulé par le nationalisme ostentatoire d’Honoré Mercier, continue d’afficher un anticatholicisme agressif
[V. Christopher William Bunting]. La croisade anticanadienne-française qu’a
menée D’Alton McCarthy dans l’Ouest trouve un écho
favorable dans les Territoires du Nord-Ouest. À ce dernier endroit, le
gouvernement adopte en 1892 une autre ordonnance qui réduit encore les droits
des écoles catholiques. Taché proteste en vain. Thompson, devenu premier
ministre, refuse de condamner cette politique. De déboire en déboire, Taché en
vient Ă ne plus croire en la justice des tribunaux et Ă reprocher Ă Thompson de
mal conduire le dossier scolaire. Le Manitoba’s School Amendment Act de
1894, qui assure l’application stricte de la loi scolaire manitobaine dans les
districts ruraux, porte son exaspération à son comble. Pourtant, depuis la
remise en question du système d’enseignement au Manitoba, Taché a vaillamment
combattu par sa parole, par ses gestes et par ses écrits. Il a publié nombre de
documents dans lesquels il pose la genèse du problème scolaire et légitime ses
positions. Il a évoqué six arguments fondamentaux en faveur d’un réseau d’écoles
publiques catholiques et protestantes : le droit des parents de communiquer
leurs croyances et leurs mœurs à leurs enfants ; le droit d’enseigner de
l’Église catholique ; les droits historiques acquis ; les droits juridiques
reconnus par l’Acte du Manitoba et par les ordonnances des Territoires du
Nord-Ouest ; la compatibilité d’un réseau d’écoles publiques catholiques et
protestantes avec la tradition britannique ; l’hypocrisie de la législation. Mgr
Taché accorde beaucoup d’importance à ce dernier argument. Dans son opinion,
Joseph Martin, qui trouvait inique d’obliger les catholiques à fréquenter les
écoles protestantes, voulait séculariser le système d’enseignement. Un tollé du
clergé protestant l’aurait obligé à reculer et les législateurs se seraient
contentés d’appeler neutres des écoles qui, de fait, étaient protestantes. Les
nouvelles Ă©coles non confessionnelles sont simplement la continuation des
anciennes écoles protestantes, et Taché en fait la démonstration : les
administrateurs et les inspecteurs sont tous protestants ; les professeurs sont
protestants ; les programmes d’enseignement religieux et moral des nouvelles
Ă©coles sont exactement les mĂŞmes que ceux des Ă©coles protestantes ; on y trouve
les mêmes prières, les mêmes passages de l’Écriture et la même latitude accordée
au libre examen. De ce fait, selon TachĂ©, ce nouveau système d’enseignement va Ă
l’encontre des principes démocratiques et, aux yeux des catholiques, il est et
sera toujours hypocrite et persécuteur.
Les articles de Taché ébranlent l’opinion
publique, mais il n’en verra pas les conséquences. Le 2 mai 1894, sa santé se
détériore davantage. Il prononce le 3 juin une dernière homélie dans sa
cathédrale et meurt le 22 juin. Catholiques et protestants défilent devant son
cercueil. Mgr Laflèche prononce son oraison funèbre. On dépose son corps dans un
caveau réservé aux évêques, près de celui de Mgr Provencher.
Taché fut l’une des personnalités les plus
Ă©minentes du Nord-Ouest, mais sans doute aussi l’une des plus difficiles Ă
situer dans l’histoire canadienne. Plusieurs interprétations sont possibles, car
le jugement historique dépend pour beaucoup des présupposés idéologiques,
conscients ou inconscients, de l’historien. Sur le plan individuel, Taché a
pleinement vécu son désir de travailler à son salut personnel par le service
auprès des plus démunis. La charité, la paix et la joie qu’il rayonnait l’ont
fait considérer comme un saint par son entourage. Wilfrid Laurier*, qui le
jugeait comme tel, précisait : un saint homme mais un homme naïf, autrement dit,
un être dépourvu du sens politique. Ce jugement est un peu superficiel. Taché
était issu d’un milieu où l’harmonie était sans cesse à refaire entre
catholiques et protestants, francophones et anglophones, vainqueurs et vaincus.
Il avait été éduqué dans la fierté nostalgique d’une tradition familiale
aristocratique, dans l’intransigeance triomphaliste d’une spiritualité
ultramontaine, dans le culte de la supériorité de l’Occident. C’était donc un
conquérant parti transplanter dans le Nord-Ouest la civilisation occidentale, la
religion catholique et la culture canadienne-française. Ses origines et ses
objectifs éclairent sa vision du devenir du Nord-Ouest et déterminent son action
tant apostolique que politique.
Taché a respecté et aimé les Métis et les
Amérindiens ; il leur a communiqué les lumières et les vérités de l’Occident ;
il leur a fait prendre conscience de leurs droits sur leurs terres ancestrales
et sur la gestion de leur vie quotidienne. Cependant, en bon Occidental pour qui
la civilisation s’arrête aux frontières de la chrétienté et du rationalisme
grec, il n’a jamais pris pleine conscience des droits culturels de ceux qu’il
appelait ses enfants, si ce n’est les droits de la langue, de la religion et du
mode de vie qu’il leur avait inculqués. De ce fait, il a, à son insu, miné la
culture des autochtones et sapé leur capacité de résistance au front
pionnier.
Taché a calqué son diocèse sur le modèle de
l’Église catholique québécoise : dogmatisme intransigeant, morale rigoriste,
hiérarchisation rigoureuse des clercs et des fidèles, religiosité démonstrative
et sentimentale – tout cela vécu sur le mode paternaliste. Comme tout évêque
canadien-français dans un front pionnier, il a été un agent de développement
socio-économique et culturel. Mais il a toujours envisagé les problèmes dans une
perspective catholique et non ethnique. Son argumentation dans la question
scolaire en témoigne, de même que sa stratégie de mettre de l’avant des
Irlandais catholiques pour contester la validité de la législation devant les
tribunaux [V. John Kelly Barrett*].
Alexandre-Antonin Taché a vécu au moment où
l’émergence de l’Ouest a forcé le gouvernement fédéral à montrer son vrai visage
d’alors : un appareil politique au service de la bourgeoisie et de la culture
anglo-saxonne protestante, sous la gouverne de timoniers dont l’agir épouse les
nécessités du pouvoir. Il a vainement défendu l’idée d’une synthèse politique
harmonieuse des deux grandes traditions à l’origine du Canada actuel. Il a été
vaincu, mais pas par manque de sens politique. Les péripéties de son action ne
sont que le processus contingent d’un affrontement de forces inégales. Promettre
ou ne pas promettre l’amnistie, s’appuyer sur les libéraux ou sur les
conservateurs dans la question scolaire et tant d’autres prises de position ne
pouvaient à long terme changer le cours des choses enclenché au moment de la
Confédération. Taché a fort bien vu que le Manitoba, cette entité politique
officiellement confessionnelle et bilingue, allait succomber sous le poids du
nombre et des coups de butoir d’une majorité politique intransigeante, bien
décidée à créer l’Ouest à son image et à sa ressemblance. À long terme, sa
dĂ©faite est rĂ©vĂ©latrice de l’incapacitĂ© de l’impĂ©rialisme ontarien naissant Ă
définir une identité canadienne qui tienne compte de tous les individus et
toutes les collectivités qui cohabitent dans l’aire politique qu’elle englobe.
Le Je ontarien, construit contre et non parmi les autres, n’a jamais pu devenir
un Nous national même s’il en a pris les allures. Canada First a toujours
signifié pour les autres Ontario First. C’est cet échec qui a rendu
d’actualité dans les années 1970 certains éléments fondamentaux de la pensée de
Mgr Taché et nourrit, année après année, les régionalismes séparatistes.
Jean Hamelin
Mgr Alexandre-Antonin Taché a laissé une
correspondance volumineuse et variée que l’on retrouve principalement aux AAQ,
aux AN, aux Arch. de l’archevêché de Saint-Boniface (Saint-Boniface, Manitoba),
aux Arch. des oblats de Marie-Immaculée (Montréal), aux Arch. du séminaire de
Trois-Rivières (Trois-Rivières, Québec), aux Arch. générales des oblats de
Marie-Immaculée (Rome), aux Arch. hist. oblates (Ottawa), aux PAM et PAM,
HBCA.
Les lettres de Taché qui ont été publiées, tout
comme ses ouvrages, ont été recensés dans : J. M. Greene, « The writings of
Archbishop Taché » (thèse de m.a., Univ. of Western
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Québec et la Migration des Canadiens français vers l’Ouest canadien, 1870–1930 », RHAF, 33
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(1958) : 241–260. Source: Dictionnaire biographique du Canada en ligne
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